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Le voyage pédestre dans la littérature non fictionnelle de langue allemande. « Wanderung » et « Wanderschaft » entre 1770 et 1850

de Arlette Kosch (Auteur)
©2018 Thèses XXXII, 1434 Pages

Résumé

Um die Hardcover-Version dieses Buches zu bestellen, kontaktieren Sie bitte order@peterlang.com. (Ladenpreis D: 175,90€, Ladenpreis AT: 180€, UVP: 202CHF) Zum Erwerb des Ebooks gehen Sie bitte zu 978-3-631-75978-3
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Cet ouvrage offre une étude approfondie de la littérature germanophone des voyages pédestres entre 1770 et 1850. Sur la base de quelques centaines de sources non fictionnelles (écrits du for privé, guides, littérature pour la jeunesse, périodiques, almanachs, jeux, etc.) ou iconographiques, les liens discursifs entre Wanderschaft et Wanderung sont analysés synchroniquement et diachroniquement, dans une perspective transdisciplinaire. La démarche adoptée participe de l’histoire linguistique des usages conceptuels : les deux termes sont porteurs de concepts dont l’emploi et les variations révèlent l’évolution d’une société. L’examen se focalise sur la Wanderschaft compagnonnique, les diverses fonctions de la Wanderung et sur leur réception. Ce tour d’horizon est complété par une bibliographie exhaustive et un tableau chronologique des sources.
Gegenstand dieses Buches ist die zwischen 1770 und 1850 entstandene deutschsprachige Fußreiseliteratur. Die Autorin wertet mehrere Hundert nicht fiktionale sowie ikonographische Quellen zur vergleichenden Diskursanalyse von Wanderung und Wanderschaft aus (Ego-Dokumente, Reiseführer, Jugendliteratur, Zeitschriften und Kalender, Spiele usw.), und zwar synchronisch ebenso wie diachronisch, mit transdisziplinärer Blickrichtung. Diese Methode beruht auf der linguistischen Erforschung ihrer Begriffsgeschichte: Beide Termini sind konzeptuelle Bedeutungsträger, deren Nutzung und Wandel die gesellschaftliche Entwicklung deutlich werden lassen. Im Zentrum der Untersuchung stehen die Wanderschaft der Handwerksburschen sowie unterschiedliche Funktionen von Wanderung und deren Nachwirkungen. Eine umfassende Bibliographie und eine Zeittafel der benutzten Quellen vervollständigen die Überblicksdarstellung.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Tome 1
  • Introduction
  • Chapitre I – Les notions de Wanderschaft et de Wanderung avant 1770
  • 1. Remarques préliminaires
  • 2. Wanderung et Wanderschaft en tant qu’ambulation
  • 2.1 L’espace de l’ambulation
  • 2.1.1 Routes et chemins
  • 2.1.2 Paysage et nature
  • 2.1.3 Les haltes
  • 2.2 Les motivations de l’ambulation
  • 2.2.1 Pour exercer un métier
  • 2.2.2 Pour acquérir un savoir et un savoir-faire
  • 2.2.3 Les déplacements de groupes
  • 2.2.4 Les marginaux
  • 2.3 Les modalités du voyage
  • 2.3.1 La préparation
  • 2.3.2 Les guides et itinéraires
  • 2.3.3 L’équipement
  • 3. La Wanderschaft comme métaphore spirituelle
  • 3.1 L’errance existentielle
  • 3.2 Le « pèlerinage de la vie humaine »
  • 3.3 La traduction de la Bible par Luther et l’apparition de nouvelles métaphores
  • 3.4 Littérature religieuse et morale
  • 3.5 Le choix du bon chemin
  • 3.5.1 Le signe pythagoréen et la croisée des chemins
  • 3.5.2 La Tabula Cebetis et le labyrinthe
  • 3.6 Epitaphes
  • 3.7 Le juif errant (Ahasver)
  • 4. Wanderung et Wanderschaft dans la littérature du Moyen Âge au 18e siècle
  • 4.1 Quelques aperçus
  • 4.2 Der Fliegende Wandersmann
  • 5. Analyse du réseau lexical
  • 5.1 L’action
  • 5.1.1 Les verbes de mouvement
  • 5.1.2 Les substantifs
  • 5.2 L’acteur
  • Chapitre II – La Wanderung de l’élite cultivée
  • 1. Les voyages en général et le voyage pédestre entre 1770 et 1850
  • 1.1 Le voyage en évolution
  • 1.1.1 Une conception différente du voyage et du voyageur
  • 1.1.2 Amélioration des conditions matérielles
  • 1.1.3 Nouveaux objectifs du voyage
  • 1.1.4 Développements au cours de la première moitié du 19e s.
  • 1.2 La mutation du voyage pédestre
  • 2. La littérature des voyages (pédestres)
  • 2.1 La littérature des voyages : un genre populaire et controversé
  • 2.1.1 Évolution du fond et de la forme
  • 2.1.2 Les nouvelles fonctions du récit viatique
  • 2.1.3 Place de la relation viatique dans la littérature de son époque
  • 2.2 Les particularités des récits de voyages pédestres
  • 2.3 L’art de voyager : les guides et itinéraires pour piétons
  • 3. Les ouvrages sélectionnés
  • 3.1 Corpus principal
  • 3.2 Corpus secondaire
  • 4. Le profil des auteurs et de leurs lecteurs
  • 4.1 Origine sociale et professionnelle des auteurs : l’élite cultivée
  • 4.2 Leur âge
  • 4.3 La prédominance masculine
  • 4.4 Leurs lecteurs
  • 5. Les fonctions du voyage pédestre
  • 5.1 Fonction socio-politique et émancipatrice
  • 5.2 Fonction patriotique et identitaire
  • 5.2.1 Evolution des notions de patriotisme et nationalisme
  • 5.2.2 La Wanderung comme acte patriotique
  • 5.2.3 Le parcours de la Denkmallandschaft
  • 5.2.4 Les relations viatiques comme facteur identitaire
  • 5.3 Fonction éducative
  • 5.3.1 Pour les adultes
  • 5.3.2 Pour les enfants et les adolescents
  • 5.4 Fonction thérapeutique et entraînement corporel
  • 5.4.1 Bien-être physique
  • 5.4.2 Régénération psychique et morale : à la recherche du moi perdu
  • 5.4.3 Entraînement corporel au service de la patrie
  • 5.5 Escapisme
  • 5.5.1 Fuite dans l’espace
  • 5.5.1.1 L’élan vers la liberté
  • 5.5.1.2 Les lieux de refuge du piéton
  • 5.5.2 A la recherche du temps perdu
  • 5.5.2.1 La quête du passé historique
  • 5.5.2.2 La fugacité du temps
  • 5.5.2.3 La résistance à l’accélération du temps
  • 5.6 Fonctions scientifique, technique et artistique
  • 5.6.1 Les voyages pédestres de l’élite cultivée et savante
  • 5.6.2 Les expéditions scientifiques et techniques
  • 5.6.3 Les voyages pédestres des artistes
  • 5.7 Appropriation de la nature et des paysages
  • 5.7.1 Nature et paysage : essai de définition
  • 5.7.2 Appropriation par la marche
  • 5.7.3 Appropriation par les organes sensoriels
  • 5.7.3.1 Appropriation par la vue
  • 5.7.3.2 Appropriation par l’ouïe
  • 5.7.3.3 Appropriation par les facultés tactiles
  • 5.7.3.4 Appropriation par l’odorat
  • 5.7.3.5 Appropriation simultanée par plusieurs sens
  • 5.7.4 Appropriation par l’âme et le cœur
  • 5.7.5 Appropriation par l’imagination
  • 5.8 La quête spirituelle
  • 6. La préparation de la Wanderung
  • 6.1 Entraînement physique
  • 6.2 Préparation intellectuelle
  • 6.3 Son financement
  • 6.4 Le journal de voyage
  • 6.5 L’équipement
  • 6.5.1 Vêtements
  • 6.5.2 Sous-vêtements
  • 6.5.3 Chaussures et chaussettes
  • 6.5.4 Couvre-chef
  • 6.5.5 Accessoires divers, documents, argent
  • 6.5.6 Sac à dos
  • 6.5.7 Autres petits bagages
  • 6.5.8 Bâton de marche
  • 6.5.9 Armes de défense
  • 6.6 La préparation de l’itinéraire
  • 6.6.1 Saisons et conditions météorologiques
  • 6.6.2 Durée de la randonnée
  • 6.6.3 Etude des distances
  • 7. L’espace ouvert dans lequel évolue le piéton
  • 7.1 Routes et chemins
  • 7.2 Comment éviter ou surmonter dangers, obstacles et blessures
  • 7.2.1 Conseils pratiques et mesures prophylactiques
  • 7.2.2 Recommandations pour échapper aux dangers sur la route et dans les auberges
  • 7.3 Les pays parcourus par les voyageurs pédestres
  • 7.3.1 Les pays de langue allemande
  • 7.3.1.1 Allemagne (Saint-Empire et la suite)
  • A) Le Harz
  • B) La vallée du Rhin
  • C) La Saxe : Suisse saxonne et Haute Lusace
  • D) Les Monts Métallifères (Erzgebirge)
  • E) Les Sudètes
  • F) L’Allemagne du sud
  • G) La Westphalie
  • H) La Thuringe
  • I) La Hesse
  • J) Mer du Nord et Mer Baltique
  • K) La Prusse
  • L) Hanovre
  • 7.3.1.2 Suisse
  • 7.3.1.3 Autriche (Saint-Empire, puis Empire d’Autriche)
  • 7.3.2 Les autres pays européens
  • 7.3.2.1 Italie
  • 7.3.2.2 France
  • 7.3.2.3 Grande Bretagne
  • 7.3.2.4 Pays-Bas et Scandinavie
  • 7.3.2.5 Russie, Pologne, Pays baltes
  • 7.3.2.6 Grèce
  • 7.3.2.7 Portugal, Espagne
  • 7.3.3 Les pays non européens
  • 8. Les espaces clos
  • 8.1 Les réseaux d’accueil : auberges, hôtels, amis et connaissances
  • 8.2 Autres moyens de transport occasionnels
  • 9. La réduction et la virtualisation de l’espace parcouru
  • 9.1 Wanderung et Spaziergang
  • 9.2 La promenade dans un Landschaftsgarten
  • 9.3 La découverte pédestre du paysage urbain
  • 9.4 Le panorama sous toutes ses formes
  • 9.4.1 Les panoramas dans une pièce
  • 9.4.2 Les panoramas en rotonde
  • 9.5 Le voyage pédestre dans un microcosme
  • 9.5.1 Le voyage dans une pièce ou un jardin clos
  • 9.5.2 La Bilderreise
  • 9.5.3 Les papiers peints panoramiques
  • 9.6 Les jeux de société
  • 10. Analyse du réseau lexical de la Wanderung
  • 10.1 L’action
  • 10.2 L’acteur
  • Tome 2
  • Chapitre III – La Wanderschaft des Compagnons
  • 1. La Wanderschaft : sur le chemin de l’excellence
  • 1.1 Son historique
  • 1.2 Son contexte social, économique et politique
  • 1.3 Ses objectifs
  • 1.3.1 Le perfectionnement professionnel
  • 1.3.2 L’éducation morale et civique
  • 1.3.3 Voir du pays
  • 1.3.4 Continuer à s’instruire
  • 1.3.5 Établir et cultiver des contacts personnels
  • 1.4 Les problèmes notoires
  • 1.5 Les solutions mises en place
  • 1.6 Les préliminaires de la Wanderschaft
  • 1.6.1 Les rites du Compagnonnage
  • 1.6.2 L’organisation de la Wanderschaft
  • 1.6.3 Son financement
  • 1.7 Le profil du Compagnon
  • 1.7.1 Catégorie sociale
  • 1.7.2 Âge
  • 1.7.3 Instruction générale et formation professionnelle
  • 2. Les espaces de la Wanderschaft
  • 2.1 L’espace ouvert
  • 2.1.1 Les horizons de la mobilité
  • 2.1.2 Les routes et chemins
  • 2.1.3 Le Compagnon et la nature
  • 2.1.4 Les notions de Heimat, Vaterland et Fremde
  • 2.1.5 La circulation des informations
  • 2.2 Les espaces clos
  • 2.2.1 Les auberges
  • 2.2.2 Les ateliers et commerces
  • 2.2.3 Les moyens alternatifs de transport
  • 2.3 Les obstacles et dangers rencontrés dans ces espaces
  • 3. Les récits de voyages des Compagnons : un genre composite
  • 3.1 La littérature dite d’expression populaire vers 1770
  • 3.1.1 Aperçu général
  • 3.1.2 Les ouvrages sélectionnés
  • 3.2 Autobiographie, relation viatique ou témoignage?
  • 3.2.1 Le journal de voyage
  • 3.2.2 Les définitions de l’autobiographie
  • 3.2.3 La question de l’authenticité du discours
  • 3.2.4 Problèmes spécifiques des auteurs d’origine populaire
  • 3.2.5 Problèmes inhérents à l’édition
  • 3.2.5.1 L’influence du public
  • 3.2.5.2 Le rôle des éditeurs : filtre nécessaire ou manipulation ?
  • 3.2.5.3 La réception des « autobiographies »
  • 3.2.6 La littérarité des « autobiographies »
  • 3.3 Teneur du journal : les composantes personnelles
  • 3.3.1 Les détails du quotidien
  • 3.3.2 La vie affective des Compagnons
  • 3.3.3 Leurs réflexions à caractère moral et religieux
  • 3.3.4 Leurs idées politiques
  • 3.3.5 Leur conception de l’éducation
  • 3.3.6 Leurs activités culturelles
  • 3.3.7 Les Compagnons font le bilan de leur Wanderschaft
  • 3.4 Teneur du journal : les annales historiques « d’en bas », ou la microhistoire
  • 4. Analyse du réseau lexical de la Wanderschaft dans les « autobiographies »
  • 4.1 L’action
  • 4.2 L’acteur
  • Chapitre IV – La réception de la Wanderung et de la Wanderschaft
  • 1. Dans les périodiques et les almanachs
  • 1.1 Typologie des publications sélectionnées
  • 1.1.1 Les publications périodiques (Zeitungen, Zeitschriften)
  • 1.1.2 Les almanachs (Kalender)
  • 1.1.3 Dates et lieux de parution des ouvrages sélectionnés
  • 1.1.4 Leur finalité
  • 1.2 Etude contextuelle des titres et de leurs illustrations
  • 1.2.1 Der Bote
  • 1.2.2 Der Wanderer / Der Wandersmann
  • 1.2.3 Der Pilger
  • 1.3 Profil des rédacteurs et des lecteurs
  • 1.3.1 Les rédacteurs-éditeurs
  • 1.3.2 Le public-cible
  • 2. Dans la littérature pour la jeunesse
  • 3. Dans les « Volkslieder »
  • Annexe: Tableau synoptique
  • 4. Dans les arts visuels
  • 4.1 Les Wanderer de l’élite cultivée
  • 4.1.1 Les Wanderer visibles
  • 4.1.2 Les Wanderer semi-visibles
  • 4.1.3 Les Wanderer invisibles
  • 4.1.4 La caricature
  • 4.2 Les Compagnons
  • Conclusion
  • Bibliographie méthodique
  • Tableau chronologique des sources primaires
  • Index terminologique
  • Sources des illustrations
  • Abstract
  • Remerciements

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Tome 1

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Introduction

„Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied.“1

Au cours des trente dernières années, la recherche dans le domaine de la littérature des voyages s’est considérablement développée, en particulier en Allemagne2, mais aussi en France3, et a mis en évidence qu’il s’agit d’un genre littéraire autonome. Malgré tout, le voyage pédestre est resté jusqu’à aujourd’hui dans l’ombre. Outre un mémoire de maîtrise4, seul un colloque novateur s’est emparé en 1999 du thème de la Wanderung5. Toutefois, les contributions y restent majoritairement centrées sur la littérature dite fictionnelle et sont limitées à la Wanderkultur et la Wanderliteratur, aux contenus imprécis. L’absence de définition linguistique, socio-historique, culturelle et surtout temporelle du concept de « Wanderung » est à regretter, tout comme la non-prise en compte de la Wanderschaft des Compagnons, qui fournit pourtant le modèle de la Wanderung. Il n’est pas sûr non plus que la référence aux courants littéraires traditionnels soit judicieuse: en réalité, ceux-ci influent assez peu sur la forme et le fond des récits de voyages pédestres jusque vers 1830 (en tout cas, bien moins que sur ceux d’autres types de relations viatiques); de plus, ils font aujourd’hui l’objet de redéfinitions; par ailleurs, ils renvoient explicitement à la haute littérature, c’est-à-dire à la production d’une minorité6, et faussent donc, en rétrécissant le champ d’investigation7, le regard à porter sur la diversité des sources. En revanche, les nombreuses analyses économiques et sociales de Rainer S. Elkar portant sur la mobilité des artisans (dont relève la Wanderschaft) entre le 17e et le 19e s. ont été ← 3 | 4 → avantageusement complétées par les travaux sur les autobiographies de Compagnons et d’artisans entrepris par Sigrid Wadauer, Sven Halse et Pauline Landois8.

L’objectif de ce travail a donc été d’essayer de combler un certain nombre de lacunes en analysant, synchroniquement et diachroniquement, les liens discursifs entre Wanderschaft et Wanderung, dans une perspective en l’occurrence transdisciplinaire, et non plus simplement pluridisciplinaire. Une étude thématique paraissant dans ce cas beaucoup trop limitée, la démarche adoptée a été déterminée par un courant récent de recherche historiographique que Jacques Guilhaumou nomme « l’histoire linguistique des usages conceptuels »9. Il s’agit d’« appréhender la vision que les contemporains en [= des concepts] ont eu par leur conscience collective sur la base d’une combinaison d’éléments verbaux et iconiques. »10 Comme « l’histoire des représentations langagières n’est qu’un aspect de l’histoire réflexive des représentations d’une société sur elle-même »11, il n’existe donc aucun obstacle méthodologique à appliquer ce type d’analyse de discours à la littérature et la culture. Car les deux items Wanderung et Wanderschaft (ainsi que leurs synonymes) sont porteurs de concepts (dans le sens d’actes de langage), leur signifiant reflétant l’histoire culturelle de leur signifié12: aussi bien leur emploi que leur transformation sont indicateurs de l’évolution d’une société13, même en tenant compte d’un décalage temporel entre la réalité des faits et leur impact linguistique. C’est pourquoi ces deux notions-concepts ont été replacées dans leur contexte (langagier, historique, littéraire, artistique, musical, géopolitique et économique, et purement personnel)14, ← 4 | 5 → en s’appuyant principalement sur des écrits, mais également sur des documents extra-linguistiques (iconographiques, matériels)15.

Bien que présentant des formes diverses16 (écrits du for privé, correspondance, relations viatiques, guides, littérature pour la jeunesse, périodiques, almanachs, jeux, ouvrages religieux) et une inégalité des « styles »17, les quelques centaines de sources dépouillées appartiennent toutes à la même catégorie: la littérature des voyages pédestres18. Elles émanent de deux couches sociales distinctes de l’espace germanophone: l’élite cultivée – un groupe composite en train de se développer entre 1770 et 1830 environ19, majoritairement originaire de la bourgeoisie aisée – et les Compagnons, oscillant, suivant leur parcours, entre le Mittelstand et le prolétariat. Comme le constate Françoise Knopper, « l’avantage de dépouiller un corpus d’une centaine de textes consiste à relativiser les optiques, à montrer que le regard d’un voyageur prend sa pleine valeur s’il est replacé dans le contexte des témoignages qui l’ont précédé. »20 Le large choix des sources a tenu compte de ce que Daniel Fulda appelle, dans un contexte historiographique, « Koexistenz des Differenten »21. Pour éviter le plus possible les interprétations anachroniques, le recours aux jugements portés sur les relations viatiques par des critiques contemporains des auteurs, dans des revues ou leur correspondance, a été privilégié. Par ailleurs, les documents iconographiques servent à tisser la toile de fond de l’époque étudiée; ils complètent également l’argumentation ou sont au centre de celle-ci22.

Un autre critère de choix des sources a été leur nature factuelle, ou « non fictionnelle ». L’opposition fictionnel/non fictionnel est aujourd’hui relativisée23. A la fin ← 5 | 6 → du 18e s., et ce jusqu’au début du 19e s., l’authenticité (ou la vérité) des faits rapportés par l’auteur dans sa relation viatique est considérée avant tout sous l’angle de sa sincérité24. L’expression de sa subjectivité, façonnée en partie par son instruction et son milieu, est attendue et même recommandée pour prouver son investissement personnel dans le voyage pédestre de formation. Les récits de voyages vont évoluer progressivement: au début du 19e s., les frontières entre description viatique et littérature dite fictionnelle (roman, nouvelle, drame) deviennent parfois floues du fait de leur influence mutuelle. Cependant, si certaines relations de voyages pédestres peuvent présenter une forme hybride, lorsque l’auteur laisse occasionnellement libre cours à son talent littéraire et à ses réflexions philosophiques ou politiques, elles sont néanmoins basées sur des faits incontestables et réels25: l’aspect des régions visitées, les personnes et les monuments rencontrés, les difficultés affrontées, etc. – bref, tout ce qui se trouve dans les guides, peu soupçonnables d’être des ouvrages de fiction. Certes, il arrive que les références intertextuelles frôlent le plagiat, que les données des auteurs soient, par négligence, inexactes, les dangers amplifiés comme moyen stylistique et les anecdotes multipliées comme s’il s’agissait d’un roman d’aventures26, ou encore qu’un emploi pléthorique de tropes ← 6 | 7 → détourne par endroits le récit de son objectif factuel, mais aucune des sources analysées ne tombe dans la catégorie du fictionnel.

Au sortir de la Guerre de Sept ans, les pays germanophones connaissent une renaissance économique, politique et culturelle, qui perpétue et met en pratique les idéaux des Lumières. C’est autour de 1770 que débute ce que Reinhart Koselleck appelle « Sattelzeit » ou « Schwellenzeit »27 et Hans Blumenberg « Epochenschwelle »28, c’est-à-dire une « époque charnière » entre les structures de l’Ancien Régime (das Alte Reich) et l’ère industrielle, qui trouvera son terme définitif en 184829. En effet, c’est dans le dernier tiers du 18e s. que surgissent dans le Saint-Empire les premiers jardins à l’anglaise (signes d’un timide libéralisme), et que débute une nouvelle conception du voyage, amenant une véritable vague de déplacements des membres de l’élite cultivée30; une des formes de locomotion, à caractère frondeur, se trouve être la Wanderung. A la même époque, le marché du livre et des périodiques connaît une vaste expansion (la « Lesewut »), peut-être due à une alphabétisation croissante, et le nombre des relations viatiques écrites d’emblée en allemand augmente considérablement31. En outre, la société d’ordres commence à se déliter: une mutation peut-être hâtée par une forte crise économique entre 1770 et 1773, dans le Saint-Empire comme en Suisse, et qui touche tout particulièrement les artisans et les paysans32, mais aussi par les retombées de la Révolution française33. Malgré des réformes entreprises dans quelques états du Saint-Empire, l’élite cultivée commence vers cette date à prendre conscience qu’elle est dépourvue d’une réelle influence politique et que ses tentatives de démocratisation de la vie citoyenne restent vaines. Elle exprime sa frustration par des positions critiques envers les gouvernants dans les périodiques et dans la littérature des voyages, qui échappe mieux à la censure34. Une autre forme de rébellion pacifique se manifeste alors par la Wanderung (chap. II). Dans l’artisanat, la concurrence de l’industrie naissante bouleverse également des structures et des traditions centenaires, et le ← 7 | 8 → Tour des Compagnons (Wanderschaft), déjà controversé et strictement réglementé depuis le milieu du 18e s., va peu à peu devenir obsolète (chap. III). Cause ou conséquence, dans l’élite cultivée naît un intérêt pour le « peuple » et la littérature dite d’expression populaire35, puis, par la suite, pour les Volkslieder36 (chap. IV).

Dans la haute littérature, le mouvement du Sturm und Drang (1770–1778), qui se veut avant-gardiste, affiche son opposition aux normes littéraires des Lumières, mais prône également avec passion des positions politiques libérales en sensibilisant l’opinion sur certains sujets sociétaux jusque-là tabous37. Il met également en valeur l’individu en tant que personnalité indépendante et émancipée, la nature brute comme lieu de régénération et d’inspiration, et le Moyen Âge comme utopie politique38. Toutefois, ce courant - un enfant terrible de l’Aufklärung et de l’Empfindsamkeit - s’inscrit dans un foisonnement d’idées nouvelles et quelque peu subversives venues d’Angleterre et de France depuis le milieu du 18e s.; le Romantisme se réappropriera sa contestation. De fait, entre 1770 et 1850, on assiste dans l’aire germanophone à un chevauchement de nouveaux mouvements littéraires, dont la définition et la filiation sont aujourd’hui sujettes à des rectifications39, et qui semblent faire écho à un quotidien tumultueux: nombreux conflits armés amenant d’importants bouleversements géopolitiques, occupation par les Français engendrant un notable remaniement de l’administration publique, disparition du Saint-Empire millénaire, naissance laborieuse d’une union politico-économique (le Deutscher Bund), révoltes (1817, 1830, 1832)40 suivies d’une sévère répression politique faisant douter d’une possible union nationale dans un cadre constitutionnel, et enfin, montée des nationalismes belliqueux. ← 8 | 9 →

Parallèlement, dans le domaine de la médecine, la marche à pied en pleine nature est peu à peu considérée comme un excellent remède aux maux physiques et psychiques. C’est dans cette optique, doublée d’un objectif pédagogique, que les établissements philanthropiques progressistes de Dessau et Schnepfenthal vont inscrire la Wanderung dans leur cursus scolaire. Par ailleurs, le développement des techniques modernes, ainsi que l’avènement du chemin de fer et des bateaux à vapeur entraînent vers le milieu du 19e s. une modification de la conception et du rythme du travail, et par suite, l’avènement des « loisirs »41, qui vont transformer l’image subversive et individualiste de la Wanderung en distraction de masse bien organisée. Cependant, le personnage emblématique du Wanderer continuera d’exister dans les journaux, revues et almanachs en tant que médiateur de l’éducation populaire (Volksaufklärung), tout comme la Wanderung et la Wanderschaft survivront dans les chansons populaires et les arts visuels (chap. IV).

Ce travail s’organise en quatre chapitres. Le premier vise simplement à déceler si les termes Wanderschaft et Wanderung, ainsi que leur réseau lexical, existaient déjà entre le Moyen Âge et la fin du 18e s. et dans quel contexte ils étaient employés, pour mieux évaluer leur histoire conceptuelle après 1770. Le deuxième chapitre examine la naissance et l’évolution du voyage pédestre, la Wanderung, au sein de l’élite cultivée entre 1770 et 1850, ses diverses fonctions, ses destinations, ainsi que l’impact de relations viatiques d’un nouveau type sur l’opinion publique. Vers 1840, elle se transforme en effet en loisir de masse récréatif et, parallèlement, se virtualise. Le troisième chapitre s’intéresse à la Wanderschaft des Compagnons, un phénomène public et social séculaire, qui implique une acquisition de savoirs et de savoir-faire au cours d’un Tour pédestre d’au minimum trois ans, avant de devenir maître artisan. Le fait que, depuis le Moyen Âge, ce concept est utilisé métaphoriquement dans un contexte théologique montre son profond ancrage dans la conscience collective. L’examen des autobiographies de Compagnons, tirées de leur journal de voyage et dont la publication revalorisera passagèrement l’image de ce groupe social méprisé, va conduire à évaluer l’influence de la littérature viatique éditée par l’élite cultivée sur ces auteurs occasionnels. Le quatrième chapitre examine la réception de la Wanderung et de la Wanderschaft dans les journaux, périodiques et almanachs, la littérature pour la jeunesse, les arts visuels et la chanson populaire des pays germanophones.

A côté de la bibliographie méthodique, un tableau chronologique du corpus, tenant compte de l’année de parution (ou de rédaction, si l’édition est posthume ou tardive) des sources primaires, offre la possibilité de suivre l’évolution de la littérature des voyages pédestres entre 1770 et 1850, guides compris.


1 Jean-Jacques ROUSSEAU: Les Confessions, T. 1, 1e partie, Livre IV. Paris 1813, 237.

2 Voir entre autres les travaux de pionniers comme P. BRENNER, W. GRIEP, T. GROSSER, U. HENTSCHEL, H.-W. JÄGER, U. KUTTER, M. MAURER et J. STAGL (voir bibliographie § 3.2, § 3.3).

3 Grâce aux travaux du Centre de Recherche sur la Littérature des Voyages fondé en 1984 par François Moureau. Voir F. MOUREAU, Ph. ANTOINE; également F. KNOPPER, D. ROCHE.

4 Voir E. ZIMMERMANN.

5 Voir WANDERZWANG WANDERLUST. Egalement bibliographie § 5.2.

6 « Mit den Spitzenwerken der schönen Literatur erfassen wir nur einen verschwindend kleinen Teil der zeitgenössischen literarischen Produktion. » (BÖNING 1998 a).

7 P. ex. l’utilisation récurrente du terme « bürgerlich » qui a un impact éliminatoire; par ailleurs, les diverses significations de « Bürger » et les catégories et sous-catégories de « Bürgertum » (ainsi que leur évolution) resteraient à spécifier.

8 Voir bibliographie § 6 B. Il faut également signaler le colloque franco-autrichien organisé par Eva PHILIPOFF en 1997: La littérature populaire dans les pays germanique (Villeneuve d’Ascq 1999. = UL3 travaux et recherches).

9 GUILHAUMOU (« L’histoire des concepts accorde une grande place à la connexion empirique entre la réalité et le discours, donc aux contextes, aux conventions linguistiques et aux raisons pratiques qui permettent aux arguments du discours d’acquérir valeur d’acte. ») / Voir aussi BEGRIFFSGESCHICHTE 2000 / BEGRIFFSGESCHICHTE 2004 / BÖDEKER 2004 / DUTT / GESCHICHTLICHE GRUNDBEGRIFFE / SK KNEBEL / KOSELLECK 1979 / KOSELLECK 2010 / KOSELLECK 2010 a / MAINGUENEAU 2006 / MÜLLER-SCHMIEDER / R. REICHARDT / STROSETZKI / VEIT-BRAUSE / VOßKAMP 1978.

10 GUILHAUMOU, 109 / Voir aussi KOSELLECK 2010, 287–338.

11 GUILHAUMOU, 105.

12 C’est pourquoi certains concepts, comme p.ex. « Bildung » ou « Mittelstand », n’ont pu être traduits par un concept équivalent en français.

13 Voir HÄNTZSCHEL-ORMROD-RENNER / SCHÖNERT 2007 / ZWISCHEN AUFKLÄRUNG U. RESTAURATION.

14 « Le littéraire, qu’il en soit conscient ou non, est mandaté par la société pour contribuer à la gestion d’une part essentielle de son Thésaurus, pour faire vivre la mémoire et les valeurs collectives. Qu’il le veuille ou non, il est partie prenante dans la vie culturelle et dans l’enseignement. » (MAINGUENEAU 2006, 34) / Voir aussi GUILHAUMOU: « L’expression des besoins, des désirs, des sympathies, des enthousiasmes, des émotions font désormais partie intégrante de la signification historique des concepts. » (Guilhaumou, 118).

15 Voir chap. II § 9.4, § 9.5, § 9.6 et chap. IV § 4 / Voir aussi KOSELLECK 1979, 23, 25–26, 29.

16 « L’analyse des discours constituants ne va donc pas se réduire à l’étude de quelques textes: les œuvres des grands savants, les grands textes religieux, les chefs-d’œuvre de la littérature, etc. Elle doit partir du principe qu’un discours constituant est un espace foncièrement hétérogène. La grande philosophie, la haute théologie, la science noble […] sont toujours doublées d’autres genres, moins nobles: manuels scolaires, sermons dominicaux, revues de vulgarisation scientifique. » (MAINGUENEAU 2006, 22) / Voir aussi CHARTIER 1996, 214 / R. REICHARDT, 132.

17 Au sujet de la définition moderne de « style » voir GENETTE 2004, 218–221.

18 Voir R. REICHARDT, 112.

19 Voir chap. II § 4.1.

20 KNOPPER 1992, 13.

21 DÉCULTOT-FULDA, 7–11. KOSELLECK parle dans ce cas de « Streuweite der Quellen », qu’il préconise (in: GESCHICHTLICHE GRUNDBEGRIFFE, Bd. 1, Einleitung, XXIV).

22 Voir DENNERLE / A. LANGEN 1952 / MARGOTTON 1995 / W. RASCH.

23 « Dans l’œuvre de fiction, l’action fictionnelle fait partie […] de l’acte créateur; inventer une intrigue et ses acteurs est évidemment un art. Au contraire, chez un journaliste, un historien, un mémorialiste, un autobiographe, la matière (l’événement brut, les personnes, les temps, les lieux, etc.) est en principe donnée (reçue) d’avance, et ne procède pas de son activité créatrice; on est donc plus ou moins autorisé à estimer qu’elle n’appartient pas à son œuvre, au sens fort (littéraire, artistique) de ce terme […], à quoi appartient seulement – mais ce peut être l’essentiel – la façon dont il sélectionne et met en forme cette matière: mise en ‚intrigue‘ […], souvent en scène […] qui tend si je puis dire, à la quasi-fictionaliser et qui constitue proprement son travail d’artiste. » (GENETTE 2004, 227); « La (trop) fameuse distinction entre ‚écrivains‘ et simples ‚écrivants‘, c’est-à-dire entre une écriture toute intransitive ou autotélique et une simple ‚écrivance‘, toute transitive et fonctionnelle, cette distinction qui hante toujours notre doxa littéraire me semble illustrer et entretenir une valorisation quelque peu fétichiste de la Littérature dont il ne serait pas trop malvenu de se défaire. » (ibid., 231) / Jean-Claude SCHMITT a montré que la question « vrai » ou fictif est mal posée (La conversion d’Hermann le Juif : autobiographie, histoire et fiction. Paris [2007], 59–62; voir son entretien in: L’Homme 195–196/2010, 83–102, en particulier 84) / Voir aussi NEUBER, 51–52.

24 Voir chap. II § 2.1.1 et chap. III § 3.2.3.

25 « Das aus der Aus- und Überarbeitung, vor allem aber der Literarisierung der Tagebücher (und Briefe) resultierende Ineinanderstehen von Wahrheit und Dichtung im Spaziergang nach Syrakus muß man nicht als Defizit an Faktizität betrachten, sondern man kann dieses durchaus als Gewinn für die Literatur verbuchen. » (SANGMEISTER 2010, 176) / Voir aussi la remarque de Claudia ULBRICH: « […] Les modèles pré-existants, les normes, les attentes, les traditions, les imaginaires et les habitudes d’écriture jouent dans ce processus un rôle aussi important que l’intention qu’a l’auteur et que ses capacités à transmuer la vie qu’il a vécue en une histoire qu’il raconte. Voilà qui frappe d’obsolescence les distinctions entre poésie et vérité. » (Ecriture de soi dans une perspective transculturelle. Pistes de recherche en Allemagne, in: ECRITS DU FOR PRIVÉ, 81–89).

26 Quelques volumes de la série Das malerische und romantische Deutschland se servent de personnages fictifs liés par une histoire pour présenter les éléments factuels authentiques sur une région – également un procédé stylistique qui évite d’ennuyer les lecteurs. Cependant, certains critiques ont reproché aux auteurs de la série d’embellir les faits; cette subjectivité fait-elle partie du fictionnel ou de la poésie?

27 Voir HERZOG-KOSELLECK.

28 Hans BLUMENBERG: Aspekte der Epochenschwelle. Cusaner und Nolaner. Frankfurt a. M. 1985 / Voir aussi GUMBRECHT-LINK-HEER / SAUTERMEISTER 1986.

29 Voir SHEEHAN, 608–623.

30 Voir ROCHE 2003.

31 En Allemagne, on constate dix fois plus de parutions entre 1763 et 1805 qu’entre 1721 et 1763. En outre, on comptait entre 1700 et 1770 seulement 40 relations viatiques en langue allemande, alors qu’entre 1770 et 1800, il y en aura 116. Voir BUCHMARKT GOETHEZEIT / KIESEL-MÜNCH / WITTMANN 1982.

32 Depuis le milieu du 18e s., la croissance démographique n’était plus couverte par celle de l’économie. Voir SHEEHAN, 80 (graphique), 93–95.

33 Voir SHEEHAN, 190–198, 230–250; pour l’Autriche, ibid., 251–266.

34 Voir GOLDENBAUM.

35 Les premières publications de mémoires d’hommes du « peuple » débutent avec Johann Heinrich JUNG-STILLING (1778), Johann Gotthilf August PROBST (1787–1788, 1790), Johann Caspar STEUBE (1791) et Ulrich BRÄKER (1789). Le concept de « Volk » est longtemps resté multivoque.

36 Voir E. BLOCHMANN.

37 SAUDER qualifie ce mouvement littéraire de « Dynamisierung und Binnenkritik » de l’Aufklärung (Luserke, 15).

38 Voir LUSERKE / STRACK / STURM UND DRANG 1988 / G. WALTHER / Gerhard SAUDER: Die deutsche Literatur des Sturm und Drang, in: MÜLLENBROCK, 327–378.

39 « Literaturgeschichtliche Epochen- und Phasenbegriffe sind immer generalisierende Zuschreibungen, die sehr Verschiedenes unter einen gemeinsamen Nenner bringen. Zudem sind die heute noch geläufigen Periodisierungen durch bestimmte ideologische Erkenntnisinteressen innerhalb der im 19. Jahrhundert sich herausbildenden wissenschaftlichen Beschäftigung mit der Literaturgeschichte geprägt. » (D’APRILE-SIEBERS, 15–16) / Voir aussi BÄNSCH / DARNTON 1996 / FEILCHENFELDT / FLEMMING 1958 / AUFKLÄRUNG U. ROMANTIK 2015 / HOFFMANN / G. SCHULZ Romantik / Akten des X. Internationalen Germanistenkongresses Wien 2000 „Zeitenwende - Die Germanistik auf dem Weg vom 20. ins 21. Jahrhundert“. 6. Epochenbegriffe : Grenzen und Möglichkeiten. Bern u.a. 2002.

40 Voir SHEEHAN, 560–576.

41 Voir Alain CORBIN (éd.): L’avènement des loisirs (1850–1960). Paris u.a. 1995, 9–18.

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Chapitre I – Les notions de Wanderschaft et de Wanderung avant 1770

1. Remarques préliminaires

L’étude des termes Wanderschaft et Wanderung dans ce chapitre préliminaire a pour simple objectif d’analyser l’emploi de ces deux substantifs et de leur réseau lexical avant 1770, ce qui permet de mieux retracer leur évolution sémantique entre la fin du 18e s. et le début du 19e s. Cette démarche implique une recherche étymologique - à la fois lexicographique et lexicologique - et ce dans une perspective diachronique aussi bien que synchronique. Pour que l’analyse soit la plus exacte possible, il est indispensable de tenir compte du contexte socio-historiques de l’époque donnée1 - ce qui implique, hormis l’examen de la littérature non fictionnelle, une brève incursion (exceptionnelle) dans la littérature fictionnelle et religieuse.

Examiner la fixation du vocabulaire dans les dictionnaires se révèle instructif : cela permet d’une part d’évaluer approximativement à quel moment l’allemand a relayé le latin dans le domaine de l’ambulation ; de l’autre, de constater de quelle façon l’emploi des lemmes allemands varie en fonction de la région, de l’imprimeur-éditeur et de la date. Dans le contexte de ce chapitre, la comparaison des items pertinents s’est limitée à une douzaine de dictionnaires.

La pauvreté de la langue allemande est frappante quand on la compare avec le latin, plus usité dans les couches cultivées de la société jusqu’à la fin du 17e s. C’est à la fin du 15e s. qu’apparaissent, à côté des gloses et des simples glossaires2, les premiers lexiques latin-allemand, surtout faits pour faciliter la compréhension des textes bibliques et patristiques en latin : comme le Vocabularius Scripturarum fidelibus […]3 ou le Vocabularius ex quo4. Au 17e s. viendra s’ajouter peu à peu la volonté d’unifier l’allemand pour pouvoir lui donner une qualité semblable à celle du latin classique ou du français. En 1535, le Suisse Petrus Dasypodius fera paraître à Strasbourg le premier dictionnaire traduisant le lexique latin en allemand moderne ← 11 | 12 → précoce5. Entre la fin du 16e s. et le deuxième tiers du 18e s., les critères linguistiques et typographiques imposés aux dictionnaires se font plus exigeants ; en outre, ceux-ci ne sont plus uniquement des lexiques, mais introduisent des définitions et des explications du lemme, assortis d’exemples. Enfin paraissent deux dictionnaires qui représentent un pas décisif vers la lexicographie moderne : Zedler en 1731 et Steinbach en 1734. Le titre du dictionnaire en 64 volumes de Johann Heinrich Zedler6, Universal Lexicon, est en lui-même un programme, caractéristique de la soif de connaissances du 18e s. : pratiquement tous les domaines sont traités de façon encyclopédique. En 1774, le dictionnaire d’Adelung met l’accent sur l’aspect grammatical de la « Hochdeutschen Mundart ». En ce qui concerne l’item lexical « Wanderung » (lat. peregrinatio, migratio), il y est défini comme suit :

Die Wanderung, plur. die -en, von dem Verbo wandern. Man gebraucht dieses Wort am häufigsten von den ehemahligen Zügen der barbarischen Völker aus einem Lande in das andere, da es denn eigentlich nur eine Übersetzung des Lat. migratio ist. Die Wanderung der Völker, die Völkerwanderung.7

L’article « Wanderschaft » (lat. peregrinatio, ambulatio) témoigne de l’évolution du sens : « Der Zustand, da man wandert, besonders bey den Handwerkern, der Zustand, da ein Gesell fremde Orte besucht. Auf der Wanderschaft seyn. In der Theologie, auch figürlich, das Leben in dieser Welt. »8

Au milieu du 19e s., le Deutsches Wörterbuch de Grimm, un dictionnaire historique qui retrace l’histoire de chaque mot à l’aide de nombreuses citations, analyse minutieusement l’étymologie des verbes « wandern » et « wandeln » :

das wort ist nur im deutschen und anglo - friesischen alteinheimisch: ags. Wandrian […], engl. wander, afries. Wondria […], mnd. wanderen […], mhd. wandern; […]. es gehört zu den iterativbildungen, die auf schwache verba zurückgehen […] und schlieszt sich wol zunächst an ags. wandian ahd. wantôn und weiter an wenden an. eine parallelbildung dazu ist wandeln ahd. wantolôn, […]. Während aber wandeln von anfang an in verschiedenen bedeutungen erscheint, bezieht sich wandern nur auf die zurücklegung ← 12 | 13 → eines weges (alle andern bedeutungen sind aus dieser geflossen). nur spurweise zeigt sich im mhd. wie bei wandeln die bedeutungverändern‘ […] das wort ist erst allmählich allgemein geworden. im nd. ist es wol immer vorhanden gewesen (and. *wandron) und nur zufällig aus früherer zeit nicht belegt. im hd. war es wenigstens im gröszten theil des gebietes gewisz nicht einheimisch und hat sich erst von norden her verbreitet. es erscheint gegen ende des 13. jahrh. in bairischen […] und ostmitteldeutschen […] quellen und zwar nicht nur in der eigentlichen, sondern […] gern auch in übertragener bedeutung. spärlicher tritt das wort in westmitteldeutschen quellen.9

Le verbe implique également le sens de « faire une promenade », comme on le voyait déjà au 16e s. chez l’écrivain Montanus10. A propos du lemme « Wanderschaft », Grimm, évoquant en passant la définition d’Adelung, note la liaison entre le voyage pédestres des Compagnons et celui d’autres personnes :

WANDERSCHAFT, f., abstractbildung zu wandern, um 1500 auftretend […] aber in den wörterbüchern des 16. jahrh., […] noch nicht angeführt. […] 1) im unterschied von wanderung bezeichnet wanderschaft gewöhnlich ein fortgesetztes wandern oder reisen (‚der zustand, da man wandert‘ ADELUNG) ;(…) a) so steht es von fahrenden leuten […] besonders von den wanderjahren der handwerker […] b) auch sonst wird es wiereise‘, namentlichfuszreise‘, gebraucht.11

Quant au terme « Wanderung », Grimm élargit le champ des significations :

1) das wort tritt schon im späteren mhd. auf […] im md. des 14., 15. jahrh. besonders in der bedeutunglebenswandels. unten 7. im älteren nhd. tritt es hinter wanderschaft zurück, wird aber von den wörterbüchern seit dem 17. jahrh. angeführt […]. 3) wanderung kann auch die bedeutungwegwandern, abreiseannehmen […] 5) besonders wird wanderung (nach migratio) von den zügen der völker gebraucht […].12

Après cette première esquisse des rapports de filiation linguistique entre wandern, Wanderung et Wanderschaft, il convient maintenant d’en aborder l’analyse ← 13 | 14 → lexicologique, c’est-à-dire « comprendre comment et pourquoi — les deux questions sont solidaires — dans un domaine du lexique donné, à une époque donnée, un mot remplit les fonctions qu’on attend de lui. »13 L’étude socio-culturelle, dans son contexte historique, des groupes qui se déplacent à pied nous renseigne sur l’emploi des éléments formant le réseau lexical des deux termes.

2. Wanderung et Wanderschaft en tant qu’ambulation

2.1 L’espace de l’ambulation

2.1.1 Routes et chemins

Du Moyen Âge au 18e s., les routes et chemins ne sont pas seulement un moyen pour passer d’un point à un autre, ce sont aussi des espaces publics ainsi que des lieux de vie et de communication14. Quand les intempéries n’empêchaient pas tout déplacement, l’encombrement y était à son maximum15 : carrioles, chevaux ou mulets, troupeaux, carrosses, et surtout piétons. Le long de la route, et en symbiose avec elle, habitent ceux qui profitent de ce va-et-vient (auberges, commerces, passeurs, etc.) ou offrent protection et aide aux voyageurs (églises, monastères, hospices)16. Les chercheurs de toutes disciplines ont encore aujourd’hui des difficultés à trouver du matériel fiable pour faire l’examen précis du réseau routier avant 1850. On sait que l’expansion des routes interrégionales avait commencé avec la croissance économique et démographique de la fin du 12e s., allant de pair avec le développement des bourgs et des villes. Le nombre de chemins et sentiers locaux a également dû augmenter avec la fréquence des marchés et des foires. Le passage des cols alpins (surtout dans la Confédération helvétique) reste également un facteur économique et le moyen d’échanges culturels entre divers pays. Il existe plusieurs sortes de voies de communication : la grande route supra-régionale (route du sel, axe rhénan…), rarement pavée, mais assez large pour laisser passer les voitures, des cavaliers et des piétons ; le chemin désigne soit l’étroite voie surélevée longeant certaines grandes routes et destiné aux piétons, soit une voie, non pavée, qui a un caractère local et s’adapte aux conditions géographiques ; enfin, le sentier est réservé aux bêtes et ← 14 | 15 → aux piétons. Amos Comenius décrit fort bien, à part l’équipement du Wandersmann <Fig. 1>17, les types de voies de communication de cette époque et leurs dangers :

Die Landstrasse (9) verlasse er nicht wegen des Fußsteiges (8); wenn es nicht ein gebahnter Pfad ist. Die Abwege (10) und Scheidewege (11) betrügen und verführen in unwegsame Oerter (12); manchmal auch die Krummwege (13) und Kreuzwege (14). Deswegen erkundige er sich bey den Begegnenden (15), welchen Weg er gehen müsse: und hüte sich für den Strassenräubern (16), gleichwie auf der Strasse, so auch in der Herberge (17), wo er übernachtet.18

Fig. 1: Johann Amos COMENIUS - Orbis sensualium pictus 1798, Kap. LXXI

illustration

La traduction des termes latins via, iter, semita se fait de façon irrégulière. Le substantif le plus employé est « We(e)g » (pour iter et via)19 ; mais on trouve aussi ← 15 | 16 → « (Land-)Strass(e) » pour semita, « (Fuß-)Steyg » (dès la fin du 15e s.), « Gass » (= via ou vicus), « Fuß-Weeg », « (Fuß-)Pfad », « Steg », « Bahn », ou encore « Pflaster ». C’est seulement chez Stieler (1691) que l’on rencontre le terme « Wanderstraße » pour traduire iter20. Le lemme « Un-Weg », utilisé souvent dans la traduction luthérienne de la Bible, indique, aux sens littéral et figuré, un chemin difficile et pénible. La boue, la poussière et les embûches des chemins et des routes21 symbolisent également les difficultés pratiques et morales que l’homme doit surmonter au cours de sa vie ; il en va de même pour « Irrwege » et « Abwege ». Dans un contexte religieux, la route et le chemin prennent en effet un sens métaphorique : ils correspondent au comportement moral de l’homme au cours de sa vie, avec comme but final la sagesse ou le salut de l’âme, ou bien ils sont eux-mêmes sources de sagesse (§ 3). L’état des routes et des chemins restera tout aussi épouvantable jusqu’à la fin du 18e s. Leur entretien (non préventif, mais curatif) en revient aux sujets du souverain local et est souvent négligé. C’est seulement vers 1750 que se met en place une nouvelle stratégie des voies de communication : leur planification n’est alors plus le résultat d’un besoin local à court terme, mais celui d’une politique économique à plus vaste échelle et dont les objectifs visent le moyen ou le long terme22.

Les cartes routières apparaissent certes au 16e s. ; cependant, elles ont principalement un objectif militaire et (plus tard) politico-économique - sont donc inaccessibles aux piétons, d’où la recommandation de Comenius (n°15). Les « Wegsäulen » ou panneaux indicateurs (souvent des bornes en pierre), sont rares et se trouvent principalement sur les grands axes (chap. II § 7.1). Par contre, les piétons ont à leur disposition des guides pratiques contenant des cartes et itinéraires sommaires23. Leur format de poche permet de les emporter en chemin24 (§ 2.3.2).

Le « viateur » doit en effet faire face à de nombreux dangers : mauvaises rencontres, maladies, brigands, compagnons de route malhonnêtes ou immoraux, jeu et femmes dans les tavernes et auberges, bêtes sauvages, intempéries, perte d’orientation ; mais le plus grand danger le guette en lui-même (les péchés du doute et du désespoir, ou la dépravation). Dans ces cas-là, il peut faire appel à l’archange Raphaël, le patron des voyageurs sur terre et sur mer, ou bien au Christ, ou encore au « Leitstern » (l’étoile polaire, sur laquelle on se guide - une métaphore pour Dieu) évoqué dans les guides <Fig. 2>. Ces derniers recommandent aux piétons de ne jamais voyager seuls. Pour diverses raisons, il faut trouver un ou des « Reißgefehrt » (ou « Mitgeferten ») : afin d’écourter le trajet en discutant ou en ← 16 | 17 → chantant25, éventuellement pour que quelqu’un aille chercher du secours en cas de besoin, ou pour se défendre vigoureusement contre une attaque. Par contre, il faut savoir choisir ses compagnons de voyage : ils doivent être en bonne santé physique et morale, et savoir se comporter correctement26. Au besoin, le viateur peut emmener un chien27.

Fig. 2: Johann Andreas SPIEGEL - Apodemia Christiana 1684

illustration

D’un autre côté, le voyage et ses dangers forment la personnalité : cela transparaît dans les mémoires de quelques auteurs (Butzbach, Platter ; § 2.2.2), et se retrouve dans le Minnesang sous forme d’aventure ou de quête28, qui peut être entreprise ← 17 | 18 → en solitaire ou à plusieurs29. Géographiquement, l’Europe est ouverte aux piétons (ou « viateurs »). Il est étonnant de voir les importantes distances parcourues à pied par divers auteurs d’autobiographies, qui ont débuté leur pérégrination à l’âge de 10 ans. Le « Tour » mène les Compagnons jusqu’en Europe centrale, et au 17e s. jusqu’à Jérusalem30. La vitesse à laquelle se déplaçait un piéton est difficile à calculer, car il fallait compter avec de nombreux impondérables31.

2.1.2 Paysage et nature

Parmi les piétons, peu font attention au paysage32, c’est-à-dire à l’aspect esthétique de la nature et aux sentiments qu’elle peut provoquer (chap. II § 5.7.1). Pour la plupart, la nature représente une suite d’obstacles à surmonter (tout particulièrement forêts et hautes montagnes), si possible sans dommages physiques ou spirituels33. Elle n’est pas non plus un sujet central pour les Humanistes ni pour Luther et les Réformateurs, car pour eux, c’est l’Homme qui est au centre des réflexions morales, philosophiques et historiques. Seuls un petit nombre d’étudiants, de troubadours34 ou de Gelehrte l’exploitent comme source d’inspiration littéraire ou musicale, ou encore comme toile de fond bucolique, et les peintres s’en servent comme décoration (chap. II § 5.6.3).

Au cours du 17e s., l’espace où se déroule l’ambulation prend une nouvelle dimension. Dans la littérature, les paysages où évoluent les personnages fictionnels prennent un aspect théâtral et emblématique, influencé par la conception de la nature à cette époque : celle-ci se meut autour de l’homme et ne peut que refléter ← 18 | 19 → ses sentiments35. Elle est également porteuse d’érotisme : Lohenstein la présente comme un amour universel, une force élémentaire36. Cependant, la connotation anagogique des phénomènes atmosphériques ou astronomiques naturels, ou encore des détails du paysage, ne disparaît jamais complètement37. Pourtant, la « Naturlandschaft » est encore considérée comme ayant moins de valeur que la « Gartenlandschaft », tel le « Lustgarten »38 qui orne demeures aristocratiques et châteaux ; mais Dieu reste le jardinier suprême. Pour Gryphius, les parcs et jardins représentent l’harmonie entre la nature et l’art : les jardins baroques vont symboliser cette synthèse idéelle entre les forces incontrôlables de la nature brute (parfois nuisible) et l’esprit humain qui veut les dominer et les façonner à sa manière.

2.1.3 Les haltes

Routes et chemins sont des espaces de vie où le voyageur peut trouver diverses formes de haltes : non seulement l’herbe des bas-côtés où il peut s’asseoir, protégé par un arbre, mais aussi des bâtiments, des lieux de repos et de rafraîchissement, qui représentent en outre des bourses d’informations, des espaces de communication permettant de trouver éventuellement des compagnons de voyage et un autre moyen de locomotion que les pieds, ou encore un bâtiment où les malades reçoivent de l’aide.

Les hospices religieux et un certain nombre de monastères offrent aux voyageurs (piétons et autres) logement, restauration, aide médicale et spirituelle. Ils hébergent les conventuels et religieuses qui voyagent d’une maison de leur ordre à l’autre, les ecclésiastiques de toutes sortes, ainsi que les pèlerins, pauvres, malades et handicapés. Ces hospices sont particulièrement appréciés dans des régions hostiles à l’homme comme les cols en haute montagne. Un grand nombre d’entre eux se trouvent autour des lieux de pèlerinage.

L’hébergement public (auberges et chambres d’hôte chez des particuliers) est soumis à une réglementation stricte39. Les auberges sont reconnaissables de loin à ← 19 | 20 → leur enseigne. Malgré tout, les conditions d’hygiène y sont en général déplorables et les parasites nombreux40. Les rares chambres abritent plusieurs personnes à la fois, même si elles sont fortunées. Les autres voyageurs dorment à même le sol de la salle commune ou sur des bancs, parfois dans une grange ou l’écurie. Jusqu’au 19e s., les auberges présenteront ces mêmes inconvénients, auxquels s’ajoutent les mauvaises fréquentations, le jeu, le vol et les arnaques des aubergistes41. Dans le sens anagogique, la nécessité de trouver une auberge à temps pendant la pérégrination signifie que l’homme doit faire pénitence en temps utile et « nach dem Ewigen trachten ».

De leur côté, les différents métiers mettent des auberges compagnonniques (Herberge : cayenne) à la disposition de leurs membres. En général, chaque « pays » et chaque branche professionnelle possèdent sa cayenne dans les villes. Mais les Compagnons peuvent aussi loger provisoirement chez un maître artisan avant de repartir – des pratiques qui se maintiendront jusque vers le milieu du 19e s.

2.2 Les motivations de l’ambulation

Les piétons font en majorité partie des couches de la population qui ne sont pas assez riches pour se payer un moyen de transport à quatre roues ou voyager sur un quadrupède. En effet, l’appartenance sociale d’une personne ne se détecte pas uniquement d’après ses habits, mais aussi d’après son mode de locomotion42. Cependant, circulent également à pied ceux qui, pour des raisons religieuses, vont humblement en pèlerinage (§ 2.2.3), ou bien ont fait vœu de pauvreté et/ou ont à cœur de catéchiser les populations. On y voit aussi des groupes qui ont été forcés à l’exil ou qui fuient les combats. Les motifs qui poussent une personne ou une collectivité à partir à pied sur les routes sont donc très divers.

2.2.1 Pour exercer un métier

Jusqu’au 19e s., il existe de multiples professions ambulantes : colporteurs (Wanderhändler), soldats, médecins et dentistes ambulants, barbiers, artisans (les Störarbeiter, comme les chaudronniers ou les couteliers), journaliers agricoles, gens du cirque et troupes théâtrales, musiciens et troubadours, pâtres et bergers, ouvriers du bâtiment ou architectes qui vont de chantier en chantier, artistes qui passent de mécène en ← 20 | 21 → mécène, etc. Il ne faut pas oublier les paysans qui se rendent sur un marché ou à une foire ; même si l’un d’eux a le privilège de posséder un mulet, celui-ci sert principalement à porter des charges ou des personnes réputées fragiles (jeunes enfants, femmes, gens âgés, malades), et le reste de la famille ou du groupe va à pied. Malheureusement, le « petit peuple » médiéval n’a laissé aucune trace écrite de sa vie, si ce n’est indirectement et caricaturalement à travers le théâtre populaire ou la littérature de l’élite cultivée43.

Un des métiers les plus emblématiques dès la fin du Moyen Âge est celui de messager (ou courrier) à pied. Le Bote, employé auparavant seulement par l’aristocratie, apparaît vers le 15e s. dans les villes et les monastères, qui instaurent leurs propres réseaux de courriers. Le messager est identifiable à sa Botenbüchse, ou boîte à messages, à son pectoral de courrier et surtout à sa pique (parfois un épieu), qui représente non seulement la marque extérieure de sa charge, mais lui permet aussi de se défendre contre les divers dangers qui le guettent44. Peu à peu, les courriers à cheval vont remplacer ceux à pied. Néanmoins, il est devenu une figure allégorique, d’abord dans le domaine religieux, puisqu’une illustration de la Bible luthérienne de 1545 montre Saint Pierre confiant une de ses épitres à un courrier à pied45, et plus tard comme titre de nombreux quotidiens et hebdomadaires, en tant que symbole de la Volksaufklärung (chap. IV § 1). Il apparaîtra également dans les caricatures anti-napoléoniennes (chap. II § 5.2.1).

Les informations concernant les personnes se livrant au commerce, sont, elles, plus abondantes46. Un des ouvrages conçus entre autre pour ceux qui font du négoce, l’almanach de Johannes Coler, Calendarium oeconomicum & perpetuum (1591)47, distingue les « gemeine[n] Handwercksleut, Kauffleut » des « Wanderßleut ». Les ← 21 | 22 → premiers sont certainement les Compagnons et les artisans, les seconds, des négociants de la (petite) bourgeoisie, principalement sédentaires ; en revanche, les Wanderßleut sont les colporteurs, barbiers, médecins ambulants, etc. En général, les négociants de la bourgeoisie qui se déplacent pour leurs affaires, utilisent un cheval ou un bateau, mais sont parfois obligés de faire une partie du trajet à pied (p.ex. pour traverser des cols)48. La règlementation du commerce dans les villes représente une source d’informations : on y constate que le verbe « wandeln » et le substantif qui en dérive, « wandlung », se rapportent expressément au négoce (achat et vente, transactions)49. Les négociants non sédentaires sont désignés, au 16e et 17e s., par les termes suivants :

« Christliche Wandersleut »50 (ne comprenant pas uniquement les colporteurs, puis qu’il est précisé plus loin : « Auff allerley Standespersonen gerichtet ») ;

« Wanderende Leute »51. Michael Sachs distingue entre les « christliche[n] Wanderer », dans un sens métaphorique, et les « wanderende[n] Leute » dans le sens profane du terme, de même qu’il dissocie « leibliche Reise » et « Pilgrimsfart und Wanderschafft ». Il emploie la redondance « wandern und raisen » pour le voyage d’affaires ;

Wandersmann (pl. Wandersleute)52 ;

« Wandels- und Handels-Leut »53 ou encore « Alle in Handel und Wandel »54. ← 22 | 23 →

Enfin, le long titre explicatif de l’ouvrage de J. P. Reichart55 nous apprend que le terme « Wanderschafft » (avec son pendant « Reisen ») est apparemment utilisé au milieu du 18e s. pour les longs voyages commerciaux, pleins de péripéties, mais qui ne se font pas uniquement à pied.

2.2.2 Pour acquérir un savoir et un savoir-faire

Si l’Eglise condamne les voyages comme moralement nuisibles et dangereux, la res publica litteraria humaniste les défend, principalement à l’aide d’un argument pédagogique : la formation de l’homme ne peut se parfaire que grâce à la curiosité et à son corollaire la mobilité ; toutefois, cette dernière doit être encadrée (§ 2.3.2).

A partir du 16e s., les jeunes nobles sont envoyés en voyage, en général en compagnie d’un mentor (Hofmeister), pour parfaire leur éducation, apprendre des langues étrangères et se préparer à leurs futures tâches politiques, diplomatiques et administratives56. Leur programme est fort chargé, du moins théoriquement57 : y figure entre autres la visite des grandes Cours européennes comme Paris, Rome, Madrid ou Vienne, ainsi que de certaines universités. Il est clair que ces déplacements sont effectués principalement à cheval. Toutefois, certains détails trouvés dans une oraison funèbre peuvent surprendre. Déclinant la vie de Wolf Friedrich von Trützschler58, décédé en 1607 à l’âge de 20 ans à Florence, le pasteur Vieweger remarque qu’il est mort « uff seiner fernen Reiße und Wanderschafft. »59 Il ne s’agit pas ici de la métaphore religieuse synonyme de « chemin de vie » (§ 3.3), mais bien d’une redondance fréquente à l’époque (Reiße = Wanderschafft) pour qualifier ce voyage d’étude et d’apprentissage - ce qui le rapproche du Tour des Compagnons ou des expéditions commerciales. D’ailleurs, une exclamation de douleur (le pasteur ← 23 | 24 → faisant parler la mère) confirme ce sens : « Ach mein Sohn spricht sie / Ach mein Sohn / Warumb haben wir dich lassen wandern. »60

Les fils de la grande bourgeoisie et du patriciat urbain, négociants ou autres, sont envoyés en voyage pour les mêmes raisons pédagogiques que les jeunes nobles61. En plus, ils doivent prendre contact avec les collègues et clients de l’entreprise paternelle, non seulement pour y faire leur apprentissage, mais aussi pour nouer des liens personnels utiles62. Même pendant la Guerre de Trente ans, des villes comme Hambourg, Essen ou Nuremberg conservent une activité commerciale florissante avec le reste de l’Europe63. Ces voyages d’apprentissage se font principalement à cheval, mais parfois aussi à pied. Il n’est pas rare que les jeunes gens décèdent précocement, et leur oraison funèbre (surtout lorsqu’ils sont protestants) est alors une source précieuse de renseignements64. Un exemple est celui de Leonhard Schwendendörffer, mort à Lyon en 1636 à l’âge de 20 ans « auff seiner Reisen in Frankreich »65. Son père était architecte (Baumeister) à Leipzig ; pour reprendre sa suite, le fils entreprend un long voyage d’étude, une « Wanderschafft » ou « Reise », dans le Saint-Empire, la Flandre, l’Angleterre et la France.

Un autre groupe, plus composite, de la population, qui voyage presque uniquement à pied, est représenté par les étudiants qui passent d’une université à l’autre (peregrinatio academica)66, suivant parfois leurs professeurs ou des ← 24 | 25 → « Gelehrte » de grande réputation67. Ces déplacements sont vus d’un mauvais œil par les autorités ecclésiastiques et civiles, car ils favorisent le manque de discipline68, la fréquentation de mauvais lieux, la débauche et la mendicité (voire les bagarres). Ils se réduiront d’eux-mêmes au 15e s., car les étudiants vont alors fréquenter l’université la plus proche, pour réduire les frais - une tendance accentuée par la montée des états territoriaux ; en outre, après la Réforme, c’est en général l’appartenance religieuse qui dicte le choix de l’université. Mais ils reprendront au 16e s. avec la pensée humaniste, s’accentueront au 17e s. et changeront de visage au 18e s.69 En effet, la rétribution du Magister et les frais d’hébergement étant élevés, ce sont en général les fils de familles riches ou aisées qui peuvent se permettre de telles études ; seules quelques universités prévoient une bourse pour les étudiants pauvres. Quand le viatique accordé par les parents ne suffit plus, les étudiants sont obligés de mendier ou de voler de la nourriture, ce qui leur donne peu à peu une très mauvaise réputation. Au chap. 7, le Liber vagatorum mentionne aussi la catégorie des « vagierer », des étudiants qui font semblant de connaître la magie noire et escroquent ainsi les paysans naïfs. Mais il y a aussi les aigrefins qui se font une ← 25 | 26 → tonsure pour faire croire qu’ils sont étudiants en théologie et profiter de certains avantages. De son côté, l’église essayera en vain de mettre fin à la pratique de la mendicité chez les clercs. L’expression « farend Schuler » (« faren » impliquant en moyen-haut-allemand tout mode de déplacement) apparaît en tant que dénomination généralisante de l’étudiant dans un acte juridique de 148770.

Les « scholares vagi » ont produit ce qu’on nomme aujourd’hui la Vagantendichtung71 ou poésie goliardique : une suite de poèmes satiriques en latin, qui se veulent résolument profanes (thèmes principaux : vin et femmes)72. Un poème définissant les « vagi » débute ainsi : « Cum ‘in orbem universum’ / decantatur ‘ite!’ »73 - un appel à quitter les structures étouffantes de la société pour aller de par le monde (sous-entendu : à pied) et à vivre selon un utopique « vagorum ordo » - la première Wanderung rebelle.

Trois autobiographies d’anciens Scholaren qui décrivent leurs années de Schütz et de Beanus74 sont dignes d’intérêt à plusieurs points de vue : celles de Butzbach, Platter et Zink75.

Johannes Butzbach (1477–1516), décrit (en latin moyen) non seulement ses dures années d’études, mais aussi sa vie nomade et mouvementée jusqu’à son entrée au monastère de Maria Laach, dans l’Eifel. Il intitule son autobiographie Odeporicon, un terme grec (Hodos = Weg, Straße, Reise / poreuomai = ich gehe)76, dont l’équivalent latin est itinerarium, qualifiant ainsi sa biographie erratique. Un peu plus loin, une autre expression corrobore ce sens : « existens peregrinis »77. Le titre doit être interprété au sens propre et au sens figuré. Les substantifs viator et errabundi, ainsi que les verbes ambulare, palor, vagare et migrare (de même qu’un verbe composé : perlustrare) forment le champ lexical du déplacement pédestre, avec une connotation d’errance et de déchéance sociale. Les routes et chemins sont décrits comme immondes et glissants - mais il se peut qu’une connotation spirituelle s’y introduise à l’intention de son frère : il n’est ← 26 | 27 → pas facile de mener une vie morale conforme aux préceptes chrétiens quand on a faim et que les circonstances vous obligent à patauger dans la « boue ».

Thomas Platter (vers 1503–1582) est né dans le Valais suisse. Froid, faim, sévices accompagnent son enfance et sa jeunesse. Sa vie d’adulte est caractéristique de l’époque : il passe de ville en ville, de métier en métier, se convertit au protestantisme et se met au service de Zwingli. Puis il se sédentarise : après avoir exercé la profession de cordier à Bâle, cet autodidacte studieux finira par y devenir imprimeur, puis professeur de grec au Pedagogium. Il écrit son autobiographie en 157278, en dialecte alémanique. La transcription du texte original est « remaniée »79, mais peut malgré tout donner des indications appréciables. « Ziehen » est le verbe le plus employé, généralement suivi des prépositions gen, auf ou nach, ainsi que des particules davon, hinweg, zu ou miteinander. Puis viennent les verbes « fahren » et « gehen »80. Il existe seulement deux occurrences pour « wandern »81 et une pour « spazieren ». Il semblerait que la peregrinatio academica soit considérée de la même manière que la Wanderschaft des Compagnons ; d’ailleurs, les divers étudiants qui les accompagnent en chemin sont nommés « Gesellen ». Quant au verbe « spazieren », il qualifie un déplacement à pied limité dans l’espace urbain et dans un contexte exceptionnel82. Sinon, on trouve les expressions « auf der Reise » et « ins Elend gehen » (= in die Fremde gehen).

Burkhard Zink (1393–1474 ou 1475) est originaire d’une famille aisée de Memmingen (Styrie). A 11 ans, il quitte ses parents pour aller chez un oncle qui lui permet de suivre une scolarité élémentaire. Il aurait dû continuer ses études à l’université de Vienne, mais refuse et rentre chez lui, où il trouve une situation familiale qui lui est défavorable. Après la mort de son oncle, il doit gagner sa vie au jour le jour en chantant, en donnant quelques cours ou en mendiant ; chaque ← 27 | 28 → fois qu’il en a l’occasion et suffisamment d’argent, il fréquente une université. Après de nombreuses péripéties, il deviendra négociant, atteindra une grande aisance et occupera une place importante dans la haute bourgeoisie d’Augsbourg. Entre 1450 et 1468, il rédige le récit de sa vie83 et l’intègre dans sa chronique de la ville d’Augsbourg (livre III)84. Les verbes employés habituellement pour indiquer le déplacement à pied sont « kommen », « ziehen », « gehen » et « laufen ». Se mettre en route est rendu par « hub ich mich auf » et partir d’un endroit par « ich schied aus » ou « zog ich von dannen ».

Un dernier groupe part régulièrement à pied sur les routes, à la fois pour apprendre et pour travailler : les Compagnons85. Dans le Saint-Empire, la fondation de corporations semble remonter au 12e s., époque d’où proviennent les rares documents officiels parvenus jusqu’à nous. Ce sont elles qui ont fixé depuis la fin du 12e s. les trois étapes de formation : Lehrling, Geselle86 et Meister. Au début du 14e s., la Wanderschaft, qui dure plusieurs années, devient partie intégrante de l’apprentissage du Compagnon et donc une des conditions pour obtenir la maîtrise et devenir membre d’une corporation87. Pour répondre à la spécialisation croissante des métiers et à l’affinement des techniques, elle est rendue officiellement obligatoire au ← 28 | 29 → 16e s. Son périple n’englobe pas uniquement le territoire du Saint-Empire, mais également l’Italie, la Flandre, l’Angleterre, les pays baltes, Stockholm et Bergen88. Un des objectifs des corporations est de garantir aux artisans des revenus d’un niveau constant, un autre d’éliminer toute concurrence déloyale aux dépens de la qualité : pour cela, elles limitent le nombre des maîtres artisans ainsi que celui des apprentis et Compagnons, fournissent souvent les matériaux et parfois les outils de travail, exercent un contrôle sur la qualité des produits et leur distribution. Toutefois, cette apparente régulation n’empêche pas les conflits sociaux : aux 12e et 13e s., les villes de l’ouest et du sud de l’Empire étaient en pleine expansion et l’artisanat, malgré sa prospérité, n’avait que très peu voix au chapitre dans les décisions politiques89. La situation évoluera au 14e s., quand les corporations envoient peu à peu des représentants au Stadtregiment (gouvernement communal).

Une éminente tradition artisanale naît au milieu du 15e s. : les Singschulen municipales, où les maîtres artisans veulent à la fois sauvegarder le patrimoine musical de leurs métiers et enrichir le répertoire existant par des compositions personnelles. La plus célèbre est celle de Nuremberg qui, en 1500, comprend dans les 250 Meistersinger. En dehors des concours qui sont organisés régulièrement, ceux-ci se rencontrent dans les auberges où leur créativité prend un aspect plus populaire (« Zechsingen »)90. Ce culte de la chanson et de la poésie populaires se perpétuera jusqu’au 19e s. chez les maîtres artisans aussi bien que chez les Compagnons (chap. IV § 3).

Au 14e s., les Compagnons, qui représentaient alors entre un tiers et un quart de la population, s’organisent et se considèrent comme un groupe social à part entière91 : ils fondent donc de leur côté des associations professionnelles et caritatives ← 29 | 30 → autonomes, les Bruderschaften, auxquelles l’adhésion est facultative92 et qui font pendant aux corporations. Comme à la fin du 14e et au début du 15e s., la demande croissante d’ouvriers qualifiés les oblige à parcourir l’Europe93, ils se dotent par ce biais d’un réseau international de foyers d’accueil et de contacts pour faciliter cette vie nomade et améliorer leur formation. A la fin du Moyen Âge, les Gesellenbruderschaften joueront un rôle social en aidant les Compagnons dans leurs conflits avec les patrons, les corporations et les autorités, ainsi que dans les périodes de chômage. En effet, dès le 15e s., le développement du commerce et du capital apportent un changement dans les structures sociales. Les Compagnons qui acceptaient jusque là des conditions de travail éprouvantes pendant un laps de temps précis dans l’espoir de devenir ensuite patron, se voient tout à coup confrontés à une réglementation corporative beaucoup plus sévère qui leur barre la route de la maîtrise. Les grèves et révoltes sont alors fréquentes94 – une situation qui se renouvellera au début du 19e s. Les Gesellenbruderschaften sont également porteuses d’une culture spécifique95, qui restera immuable jusqu’au milieu du 19e s. (chap. III § 1.1, § 1.2).

Dans le domaine concernant le Tour des Compagnons, le champ lexical de « wandern » se révèle riche. Des règlements du 17e s. nous donnent quelques indications :

« dasz keiner sich des metzgens understehen solle, er habe dann solches, handwercks gebrauch nach, ordenlich und völlig erlernt, auch darauff gewandert. »96

« wan also ein meister einen […] lehrknaben annimbt und die zwey jahr usz lehrnet, als dann soll der jüngling zwey jahr lang zewanderen schuldig sein oder für kein meister erkent werden. »97 ← 30 | 31 →

« dasz namlichen den lehrknaben ihre zeit der erlehrnung des handwerks uff drü jar gesetzt und bestimbt sein, hernach ein solcher lehrknab nach diser lehrzeit vier jahr uff dem handwerk wanderen […] sölle. »98

« wenn der lehrjung alsölche seine lehrjahren gebührlich ausgedienet, sölle derselbig gehalten sein, auch fürters 3 jahr uf das amt zu wandern. »99

On reconnaît quelques expressions idiomatiques traditionnelles signifiant « faire son Tour » et qui seront utilisées jusqu’à la fin du 18e s. (en gras). Le substantif Wanderschaft ne semble pas encore employé couramment, au contraire de l’infinitif substantivé Das Wandern. Dans son dictionnaire, Adrian Beier enregistre d’autres termes et expressions courantes : durchwandert seyn100 ; wandern101 ; wander-fertig werden ; Wander-Geld ; Wander-müßig. Par contre, ne s’y trouvent aucun substantif, comme Wanderschaft ou Wanderung, pour évoquer le Tour, seulement des verbes et des expressions verbales.

Pour sa part, le dictionnaire de Stieler (1691) évoque la « Wanderpflicht » (= « juniorum opisicum profectionis necessitas »)102, et cite les expressions « Auf dem Handwerk wandern » (= « opificii causa peregrina loca adire »)103 et « Er ist auf der Wanderschaft » (= « peregre est »)104. Par contre, celui de Zedler (1730–1754) cite le substantif « Wanderschaft » dans trois entrées105.

Quelques rares récits de Wanderschaft nous sont parvenus, parmi lesquels seuls ceux de Güntzer, Dietz et Klenner offrent des informations instructives106. Toutefois, ces autobiographies hybrides (chap. III § 3.2) restent en général limitées à des faits extérieurs et des aventures ; on trouve peu de réflexions ou de sentiments personnels (sauf chez Güntzer) :

Chez Dietz, ce sont ses péripéties qui forment la majorité du texte, heureux de les narrer ; elles sont entrecoupées d’anecdotes, de descriptions de lieux et de mœurs, pour satisfaire au besoin du public, avide de tout ce qui est exotique. Son vocabulaire est assez réduit, sauf quand celui-ci est spécifique au ← 31 | 32 → Compagnonnage : « Endlich wurde ich losgesprochen. Und das war drei oder vier Wochen nach Michel 1684 und gegen den Winter, da alle conditiones besetzet waren. Doch es half nichts, ich mußte fort. »107 Le verbe gehen est adopté couramment108. A propos d’une escapade dans une ville, il utilise vagieren ; par contre spazieren qualifie une promenade dans les vignes. Le substantif Marsch caractérise parfois une marche forcée.

Le récit de Klenner diffère de celui de Dietz : il porte les marques d’un style de chancellerie, qui rapporte les faits aussi intégralement qu’une Hauschronik, ce qui donne un aspect officiel au texte. Le récit de la Wanderschaft occupe la majeure partie du texte : l’auteur énumère les diverses étapes de son Tour qui a duré quatre ans et demi, lui faisant parcourir 800 Meilen (de Königsberg à Venise) ; la structure est celle de son Wandertagebuch109. Certaines descriptions de villes rappellent celles des guides, mais il fait également des remarques plus individuelles sur les conditions de travail et les corporations. Dans son récit de la révolte de Thorn, l’auteur abandonne la technique d’alignement des faits et leur confère une cohérence personnelle. Le verbe d’action récurrent est gehen ; en deuxième place, on trouve reisen ou l’expression sich auf die Reise begeben, et une seule fois wandern, relayé par l’expression Den Stab weiter setzen. Lui-même se désigne comme « Peregrinant », jamais comme Wanderer.

Quant à Güntzer, originaire d’Obernai (Alsace), il entreprend deux grandes Wanderschaften entre 1615 et 1621. Après une vie assez difficile, entrecoupées de maladies et avoisinant l’indigence, il écrit ses mémoires entre 1645 et 1650, en s’aidant de notes qu’il avait prises depuis l’âge de douze ans, illustrées de sa main <Fig. 3>110. Ses déplacements pédestres sont qualifiés de « Reißen und Wanderschafft zu Waßer und Land » ; il emploie majoritairement les verbes kommen et (in die Wanderschafft) ziehen. Les prières et les remarques de caractère religieux qui parsèment son autobiographie lui confèrent un ton émotionnel, souvent absent des deux autres ouvrages cités. ← 32 | 33 →

Fig. 3: Augustin GÜNTZER - Kleines Biechlin von meinem gantzen Leben p. 176

illustration

2.2.3 Les déplacements de groupes

Ces déplacements peuvent être volontaires ou forcés.

Parmi les mouvements migratoires pédestres, on trouve des villages entiers qui partent se réfugier dans les villes en abandonnant leurs maisons si la guerre, une catastrophe naturelle ou la famine les y obligent111 - sans savoir s’ils pourront retourner chez eux. Par ailleurs, les nombreuses persécutions religieuses qui sévissent entre le 16e112 et le 19e s.113, surtout envers des groupes de juifs ou de protestants, mais aussi envers les Jésuites au 17e s., provoquent de véritables vagues migratoires de communautés entières à travers une partie de l’Europe, auxquelles le verbe wandern est appliqué – cette fois-ci sans espoir de retour. L’exemple le plus frappant est celui de l’évêché de Salzbourg qui bannit, souvent manu militari, environ 30.000 protestants de son territoire en plusieurs temps ← 33 | 34 → (1588, 1684–1690 et 1731–1732). Le livre de Johann Heinrich Baum114 décrit l’odyssée d’environ 20.000 « Exulanten », s’acheminant de Salzbourg vers la Prusse orientale entre 1731 et 1732. Il emploie à cet effet le terme « Wanderschafft », qui semble à la fois contenir un sens profane, puisqu’il s’agit d’artisans et de paysans, mais aussi une connotation religieuse (§ 3.3). La comparaison avec l’exode des juifs sortant d’Égypte est visible, aussi bien dans le texte que dans l’illustration de la carte géographique qui l’accompagne. De plus, le substantif Marsch (« Marsch Carten »), tiré du verbe marschieren signifiant aller à pied en convoi, confirme ce sens. Les « Exulanten » ou « Emigranten »115 sont habillés d’un costume régional, sur lequel est jeté le traditionnel court manteau de voyage, et portent tous un couvre-chef. A la main, un solide bâton de marche, droit et sans fioriture. Sur le dos, ils portent des sacs, certains à deux bretelles qui passent sur les épaules, d’autres en bandoulière, ou encore des berceaux en bois qui contiennent les bébés, et des sortes de chaises pour porter les petits enfants. <Fig. 4>

Fig. 4: Johann Heinrich BAUM - Die Saltzburgischen Emigranten 1732, carte (détail)

illustration

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Tout événement officiel (p.ex. entrée de l’Empereur dans une ville) ou sociétal (mariage, foire, marché, kermesse, fête religieuse) amène d’importants déplacement de population, majoritairement à pied, quoique limités géographiquement. Par contre, les religieux se déplacent dans un espace indéfini : moines gyrovagues, prédicateurs errants116 et rabbins et étudiants en Thora qui n’appartiennent à aucune communauté et passent de ville en ville en mendiant. En outre, d’autres groupes bien plus considérables circulent à pied de manière constante : les pèlerins catholiques, reconnaissables à leur bourdon et à leur chapeau117. Ils empruntent diverses routes de pèlerinage, principalement vers Rome, Saint-Jacques-de-Compostelle et Jérusalem, puis, à l’époque baroque, plutôt celles de pèlerinages régionaux comme Cologne, Ratisbonne, Aix-la-Chapelle, Trèves, Passau ou Einsiedeln118. Les termes qui les désignent sont « peregrinus »119 ou « Pilger » et le fait de se déplacer est traduit par « wallen » ou « uber felt geen » (§ 2.3.3, § 3.2). Les guides (§ 2.3.2) recommandent également de ne pas faire le trajet seul, mais en compagnie de « Wal-Brüder ». Le pèlerinage des femmes est considéré pendant le Moyen Âge comme une source de désordres et n’est donc recommandé qu’à celles ayant atteint l’âge canonique. A l’époque baroque, le pèlerinage change de visage et devient ce que Hersche appelle un « religiöses Freizeitvergnügen », où les objectifs profanes commencent nettement à dominer120 : tout comme plus tard la Wanderung, il permet au pèlerin de tourner en bonne conscience le dos au quotidien, donc de ressentir détente et soulagement, mais également de communiquer avec de nouveaux interlocuteurs et de voir du pays121. Malgré les désordres qui accompagnent les pèlerinages, ils n’en restent pas moins longtemps un facteur ← 35 | 36 → économique et culturel essentiel dans les régions catholiques du Saint-Empire, de l’Autriche et de la Suisse.

2.2.4 Les marginaux

Un extrait du Satyrischer Pilgram de Grimmelshausen nous donne une image assez complète de ces groupes vivant en marge d’une société largement sédentarisée, tels qu’ils se présentent au 17e s. et qui ne diffère certainement pas beaucoup de celle des siècles précédents122 :

Von den Pilgern / umbziehenden Spenglern / Schleiffern / Storgern oder Quacksalbern / Schornsteinfegern / Zigeunern / Comödianten / Neuen-Zeitung-Singern / und andern umblauffenden Strolchen / Landstörtzern und Landbetriegern / die sich beydes mit betteln und stelen : mit heischen und schachern ernehren : auch von den stattlichen Bettlern / die sich vor Künstler / Schatzgräber / oder grosse Herren ausgeben / will ich ietzt zwar nicht sagen / dann es möchte sich vielleicht schicken / daß sie mir an einem andern Ort in die Feder lauffen / da ich sie zu den Gaucklern und Sailtänzern werde kupplen können.123

L’Eglise, les autorités, tout comme le reste de la population, voient un danger dans ces nomades, appelés aussi Landstörzer124, qui sont constamment sur les routes et peuvent donc se permettre d’ignorer les lois morales et juridiques encadrant la société sédentaire, sans qu’on puisse les contrôler ou les punir. De plus, ils contreviennent à l’ordo médiéval qui attend que chacun garde la place que la volonté divine lui a assignée dans la société. Enfin, ils sont un mauvais exemple, surtout les baladins et gens de théâtre, car ils sapent la force morale de leur public125. Un autre extrait du Satyrischer Pilgram, qui parle des mendiants, mais pourrait s’appliquer aux autres marginaux, montre bien le danger social qu’ils représentent ← 36 | 37 → alors : « Ihm giebt iedermann / er selbst aber giebt niemand nichts / mit welcher Freyheit er auch die größte Herren übertrifft […]. »126

Jusqu’au 19e s., il n’existera pas de qualificatif collectif pour désigner ces nomades127. Les diverses définitions qu’en donnent les chroniques urbaines montrent que l’on tend à les criminaliser ; l’institution d’un Bettelvogt et de tribunaux spéciaux à la fin du 14e s. est symptomatique. En effet, la mendicité, chose tolérée au Moyen Âge, car elle appelle à la charité chrétienne du donneur et favorise l’humilité du demandeur (d’où la création d’ordres mendiants), deviendra peu à peu un problème. La croissance démographique, la concentration du capital et les crises économiques accentuent la paupérisation des couches populaires, donc l’augmentation du nombre des mendiants128. Dans la 2e moitié du 15e s., les villes prennent des mesures draconiennes pour en limiter le nombre et les contrôler129. Il a déjà été mentionné que les étudiants étaient parfois obligés de mendier pour survivre ; mais ce sont des individualistes, qui forment rarement des groupes dépassant trois à quatre personnes. Le Liber vagatorum. Der betler orden, paru anonymement vers 1510 à Augsburg et attribué à Matthias Hütlin130, nous donne déjà dans son titre deux indications précieuses : d’une part, les mendiants sont désignés (ou se désignent eux-mêmes) par le terme de « vagatus » (participe passé de vagor employé comme adjectif : celui qui mène une vie errante) ; de l’autre, ils forment une communauté organisée (« orden »)131 – en fait, une véritable société parallèle. L’auteur dénombre vingt-huit catégories de mendiants professionnels132. Ils sont liés par un sociolecte secret, le Rotwelsch, qui consiste en un mélange de dialectes de l’allemand moderne précoce, de yiddish et de bribes d’autres langues européennes. Le Liber vagatorum donne à ses lecteurs une sorte de dictionnaire ← 37 | 38 → explicatif (« Grammatik ») de ce langage particulier133. Dans la préface, l’auteur utilise le verbe « wandern » pour décrire leur mode de vie (« Sie wandern mit andren Leuten »), ainsi que le substantif « Wanderschafft » pour souligner que les mendiants passent leur vie sur les routes.

Les premiers groupes de « Tsiganes » arrivent des Balkans en Europe occidentale entre 1350 et 1415, pour autant qu’on puisse vraiment fixer une date à l’aide des chroniques écrites. Ils se font passer pour des Coptes persécutés et obligés de quitter l’Égypte, ou pour des pèlerins qui accomplissent une pénitence. Les diverses variantes du qualificatif qui leur est attribué montrent d’ailleurs l’aspect énigmatique de leurs origines, mais semblent, selon les savants de cette époque (voir Zedler), également posséder une racine commune germanique : « Zieh einher », signifiant « peuple sans domicile fixe ». La méfiance et l’hostilité dont on fait preuve à leur égard proviennent non seulement des mystifications initiales, mais aussi de deux autres facteurs : le fait qu’il y ait parfois collusion entre un groupe de Tsiganes et des groupes de malfaiteurs autochtones, et avant tout, leur vie itinérante et leur langage étranger les mettent automatiquement à l’écart, tout comme les mendiants. Toutefois, si les autres vagabonds restent généralement dans une région ou un pays, eux (fait aggravant) sont apatrides134 et l’exemple même de nomades. Une épitaphe virtuelle rédigée par Hoffmann von Hoffmannswaldau (§ 3.6) et qui fait parler un Tsigane décédé, le souligne : « In strenger Wanderschafft bracht ich mein Leben hin […]. »135 Dans le même temps où ils sont poursuivis et persécutés, ils deviennent un thème littéraire à la mode, de la fin du 17e au 19e s.136

2.3 Les modalités du voyage

2.3.1 La préparation

Un voyage à pied qui risque de durer plusieurs mois, si ce n’est une ou plusieurs années, est par essence hasardeux et doit donc être soigneusement préparé137. Les ← 38 | 39 → guides pour pèlerins et négociants prescrivent des préparatifs à la fois pratiques et spirituels. Tout d’abord, le voyageur (pédestre ou autre) doit consulter cartes et guides, éventuellement lire le récits de pèlerinage138 ou chercher des informations auprès de ceux qui ont de l’expérience, calculer le budget du voyage (« Zehrgeld » ou « Zehrpfennig »)139, mais aussi se procurer un ou plusieurs sauf-conduit(s), emporter des recommandations et des papiers d’identité, s’informer des lois des régions (ou des pays) où il passe. Puis, il lui faut mettre ses affaires en ordre, payer ses dettes, trouver quelqu’un de confiance pour s’occuper de ses biens et de sa famille en son absence, et faire son testament. Sur le plan spirituel, il se doit de faire pénitence, de demander pardon à ceux qu’il a offensés, de faire dire des messes, de distribuer des aumônes, etc. Alors, muni d’un bon guide (§ 2.3.2), d’un bâton (ou d’un bourdon) et d’un sac en cuir contenant du pain, du vin et de quoi allumer un feu, éventuellement doté de ses outils professionnels ou de marchandises, il peut se mettre en route.

2.3.2 Les guides et itinéraires

Jusqu’au 16e s., la majorité des piétons s’appuyait sur des indications orales pour élaborer un itinéraire. Dans le Saint-Empire, les informations imprimées sous forme de guides apparaissent à partir du milieu du 16e s., époque où l’intérêt pour les voyages est très vif140, et ciblent principalement marchands et pèlerins. Il existait certes des directives individuelles formulées par les précepteurs pour les jeunes nobles faisant leur Grand Tour141, des descriptions de pays rédigées généralement par des ambassadeurs, des instructions pour le bon déroulement du voyage, ou encore des « itinéraires » pour les pèlerins, mais jamais encore de guides méthodiques et valables pour tous les voyageurs, qu’ils soient à pied, à cheval ou en voiture142. Vers 1570 apparaît une méthodologie intégrale du voyage, l’ars apodemica (ou prudentia peregrinandi)143. Ces guides d’un nouveau type, qui ← 39 | 40 → seront progressivement rédigés en Hochdeutsch au lieu du latin, possèdent divers objectifs :

Le premier est de réglementer les voyages : mis à part le système de contrôle des déplacements instauré par les dirigeants des états, ils défendent ainsi une conception utile du voyage, soutenue par la res publica literaria, et qui est bien éloignée du vagabondage parasitaire des vagari ; l’intention des lettrés est pédagogique : pour acquérir des savoirs et des savoir-faire qui seront utiles à la nation144, la mobilité est indispensable, mais sous une forme codifiée, même s’il s’agit de voyages animi causa.

Le second objectif consiste à prévenir les voyageurs contre les dangers de la route et des auberges, à leur donner les moyens de se maintenir en bonne santé ou éventuellement de se soigner, de trouver la bonne route, ainsi que de converser avec des étrangers, à leur indiquer comment se comporter en route, dans les auberges et avec des inconnus, ou dans un pays qui pratique une autre religion ou a d’autres mœurs, comment respecter les lois en vigueur, mais aussi comment ne pas négliger ses devoirs religieux. Ils contiennent donc indications géographiques, propositions d’itinéraires, informations astronomiques, tables de calcul et de conversion (monnaies, pourcentages, etc.), recettes pour préparer des remèdes contre les maladies contractées en chemin, prescriptions diététiques145 et vestimentaires, un dictionnaire bilingue ou trilingue (avec les expressions nécessaires pour le commerce et les bonnes relations humaines), des instructions sur l’emploi d’instruments de voyage, des informations sur divers villes et pays, et une ou plusieurs cartes, mais aussi des prières, cantiques et sujets de méditation qui ont vocation à être un soutien moral et spirituel pour les voyageurs. En outre, ils indiquent comment se comporter après le retour. Un point intéressant est également abordé : il y est préconisé de fréquenter des gens de toutes les classes de la société et de tous les âges – un précepte que reprendront les membres de l’élite cultivée aux 18e et 19e s. (chap. II § 5.1).

Le troisième est de rendre plus fiables et plus accessibles les informations recueillies au cours de l’ambulation grâce à une méthodologie dite naturelle et inspirée des ouvrages de Pierre de la Ramée, impliquant une taxinomie des connaissances et l’utilisation de la logique. En premier lieu, le choix des ← 40 | 41 → données doit être guidé par leur caractère extraordinaire (« Curiositäten », « Merkwürdigkeiten »). Ensuite, il est recommandé aux voyageurs (pédestres ou non) utilisant ces guides de tenir un journal de voyage détaillé remplaçant la mémoire, potentiellement défaillante146 ; il peut être complété par un cahier de dessins. Dans un de ses ouvrages, Thomas Erpenius explique que le voyageur doit avoir sur lui un petit carnet dans lequel il note directement et discrètement les renseignements, qu’il reporte plus tard de manière systématique dans un journal in-8 en s’aidant de titres de rubriques générales déjà existantes147, ou bien créées par le diariste148. C’est cette dernière version qui est éventuellement destinée à la publication149. Cette pratique des deux journaux de voyage se prolongera jusqu’au 19e s., sans toutefois maintenir la catégorisation recommandée (chap. II § 6.4). Les souverains tireront profit de ces données statistiques, dont les voyageurs sont les instruments et qui sont tenues secrètes, pour renforcer leur pouvoir150. De leur côté, les académies fondées au 17e s. mettront à profit ces listes de questions méthodiques dans divers domaines scientifiques151, amorçant ainsi le système de nomenclature et la hiérarchisation des classifications qui s’établissent au 18e s. ← 41 | 42 →

L’équilibre entre ces trois intentions varie suivant le public-cible du guide. Certains auteurs mettent l’accent sur la description des villes152, d’autres sur l’aspect religieux153 ; c’est l’ouvrage de Feller qui les répartit le plus équitablement154. Jusqu’à la fin du 18e s., les auteurs des diverses Apodemiken et récits de voyage copieront ces programmes encyclopédiques, qui se ressembleront jusqu’à la satiété et se développeront jusqu’à l’absurde155 avant de disparaître en tant qu’« art de voyager » (chap. II § 2.3).

Stagl pose la question judicieuse de savoir si ces guides ont été véritablement utilisés par les peregrinandi. Des indices nous sont livrés par l’évolution du format et du poids de ces livres. Peu à peu, les éditeurs évitent de dépasser les 500 pages, et surtout, ils leur octroient un véritable format de poche156, ce qui permet aux libraires d’en baisser le prix, et aux voyageurs de les emporter dans une sacoche ou la poche d’un manteau. De même, le fait d’utiliser l’allemand largement diffusé par les Réformateurs révèle pareillement une volonté commerciale de populariser ces guides157.

Les guides pour pèlerins sont en général focalisés sur les grands itinéraires de pèlerinage (Rome, Saint-Jacques-de-Compostelle ou Jérusalem et la Terre Sainte)158. Ils comprennent essentiellement des conseils pratiques et religieux, de même qu’un itinéraire. Cependant, les pèlerins s’appuient plus que tout sur les récits de voyages, qui contiennent souvent des descriptions des villes et pays traversés159. Le pèlerinage catholique étant considéré par les Réformateurs comme une pratique superstitieuse, le protestantisme développera un autre type de guide : la pérégrination ← 42 | 43 → transformée en une longue métaphore spirituelle (§ 3.3, § 3,4), et les titres des guides, ou même des homélies, qui veulent aider le Wandersmann à cheminer plus sûrement vers la Jérusalem Céleste, reflètent cette transposition : Apodemia christiana, Manuale Peregrinantium, Viator christianus, Leit-Stern, Pilgerschafft und Walfahrt ou encore Christliche Wanderer.

2.3.3 L’équipement

Jusqu’au début du 20e s., l’habillement reste codifié - un indice de la classe sociale à laquelle une personne appartient ou du métier exercé. Une description succincte de l’équipement du Wandersmann se trouve chez Amos Comenius <Fig. 1>. Le nom des vêtements, aussi bien que des bagages et accessoires indispensables au voyage, qu’il soit pédestre ou non, sont tous des syllepses, avant comme après la Réforme ; ils comprennent les éléments suivants160 :

« Von dem Mantel » : le manteau ou la pèlerine (matérialise la communauté des chrétiens, ou l’amour du prochain) ;

Le « Wanderrock »161 (représente l’équité ou le Christ162) ;

« Von dem Huth / unnd Decken uber dem Huthe ». Parfois est évoqué le port d’un chaperon (prolongé par une courte cape qui tombe sur les épaules) sous le chapeau (symbolise la patience de supporter les difficultés de la vie) ;

« Von den Stiefeln ». Les bottes ne doivent pas être neuves ; le pèlerin peut choisir de marcher « nudis pedibus », ce qui signifie soit nu-pieds, soit avec des sandales ouvertes. Les chaussures ou les bottes peuvent figurer les bonnes œuvres163.

Les bagages (« Wandergeret »164 ou « Wallgeheder »165) sont formés d’une part d’un « Bündel », fait d’une toile repliée et nouée, où le piéton range les quelques vêtements de rechange166, une carte, un guide, des papiers personnels, les recommandations, une Bible ou un bréviaire ; de l’autre d’un « Watsack » (pour les pèlerins « Pilgram-Ranzen » ou « Wallesack ») : une besace en cuir portée en bandoulière, ← 43 | 44 → qui contient le « Wanderbrot »167 et son argent168 ; les pèlerins y ajoutent trois clochettes représentant la Trinité. A la ceinture pend une gourde (l’eau symbolise la parole de Dieu169), son écuelle, une cuiller et son couteau. Enfin, à la main, il tient un « Wanderstab » ou « Wandersteck(en) » ; le bourdon des pèlerins se nomme « Wallestap », « Jacob-Stab » ou « Pilgerim-Stab ». Entre autre, il protège le Wandersmann des bêtes sauvages ou des attaques de brigands170, et incarne en même temps l’espoir, l’espérance ancrée en Dieu ; pour le pèlerin, s’appuyer sur son bourdon, c’est faire une prière. Si son origine sociale le lui permet, il peut aussi emporter une épée, à la fois signe distinctif de son rang et meilleure protection que le bâton ; elle matérialise notamment la parole divine.

3. La Wanderschaft comme métaphore spirituelle

L’emploi métaphorique et anagogique des termes Wanderung et Wanderschaft n’est pas le fait de Luther ; il existe déjà bien avant la Réforme. Mais ce sont les théologiens protestants qui ont systématisé et élargi ce champ lexical.

3.1 L’errance existentielle

Le dictionnaire de Grimm fait remonter les racines du verbe « wandern » entre autre au vieil-anglais « wandrian » (§ 1), dont un des sens est « to proceed without plan, follow an uncertain course »171, ce qui est caractéristique d’une errance à caractère spirituel. L’exemple le plus ancien choisi dans ce paragraphe se trouve dans The Exeter Book ou Codex Exoniensis, un ouvrage en vieux-saxon occidental teinté de vieil-anglais, écrit à la fin du 10e s.172 dans un monastère de la région d’Exeter/Crediton. ← 44 | 45 → L’un des poèmes, à caractère élégiaque, porte comme titre (moderne173) The wanderer. Le héros, un homme d’un certain âge, a perdu son suzerain, et par conséquent tout lien social. A pied ou en bateau, il erre à travers le monde à la recherche d’un autre suzerain, en proie à la solitude, se sentant « wræc-lastas » (v. 5 et 32), c’est-à-dire exilé, conscient de la vanité du monde. Partout où il passe, il ne voit que ruines, mort et déception. Finalement, il surmonte son chagrin et les souvenirs douloureux d’une heureuse époque maintenant révolue en se tournant vers Dieu, un nouveau seigneur qui le consolera et lui offrira la stabilité existentielle. Un épilogue chrétien et homilétique qui fait pièce à la conception saxonne et païenne de la vie, où l’Homme doit se plier au Destin174. Le substantif désignant ce solitaire est « eard-stapa » (v. 6), traduit en anglais moderne en 1842175 par « wanderer ». « Stapa » signifie « marcheur »176, mais dans le sens de « rôdeur », donc de celui qui marche au hasard177. Fernand Mossé a d’ailleurs transcrit judicieusement le titre du poème par L’Errant178. Comme verbe d’action, l’auteur anonyme utilise « wadan »179. Ce verbe est utilisé couramment180, avec ou sans préposition, et signifie « marcher », « avancer avec un certain effort, fouler le sol, voyager »181. Par ← 45 | 46 → rapport à « steppan », le sens paraît plus général, et surtout dénué de cette notion d’errance ; par contre, il semble parfois indiquer une marche assez difficile182, ou bien un mouvement effectué avec vigueur.

Le terme désignant la route ou le trajet est en général « weg » (qu’il s’agisse de la mer183 ou de la terre), parfois « last » (au singulier)184. En revanche, le voyage est plutôt exprimé par les substantifs « lade »185 ou « fore »186. Tous ces termes du quotidien sont donc des syllepses, employées dans leur sens propre comme dans leur sens métaphorique.

Quatre aspects de ce poème concernent le présent travail de recherche : a) le thème du voyage à pied, b) celui de l’errance liée à la recherche d’un havre de grâce, c) celui de la solitude de l’homme dans la nature hostile, et son corollaire la neurasthénie, et d) sa réception au début du 19e s. Les trois thèmes (voyage à pied, errance, solitude) sont étroitement liés et escortent le « viateur » depuis le Moyen Âge jusqu’au 19e siècle. C’est la « conditio humana » qui est ici mise en scène. La sensation d’exil et la solitude, l’homme les connaît depuis qu’il a été chassé du Paradis et coupé de Dieu. Ses conséquences en sont la perte d’individualité et l’errance - physique, morale et spirituelle (chap. II § 5.8). C’est en (r)établissant la communication avec Dieu qu’il trouvera une consolation, un accomplissement et se réintégrera dans la société. Sa foi va lui permettre de supporter les coups du destin en surmontant ses sentiments négatifs et en espérant la grâce de Dieu.

Pourquoi la première traduction en anglais moderne, faite en 1842 par Benjamin Thorpe, a-t-elle choisi pour désigner le personnage de cette élégie le terme « wanderer » et non « knight » ou « pilgrim »187, qui aurait été plus approprié au héros et à sa pérégrination ? Cette question restera provisaoirement sans réponse, car une recherche approfondie à ce sujet (comme p.ex. l’autopsie des manuscrits de la traduction ou bien l’analyse de la correspondance de Thorpe) dépasserait le cadre de cette thèse188. ← 46 | 47 →

The seafarer, une autre élégie allégorique du Codex Exoniensis, présente de grandes similitudes avec le wanderer et décrit également la vie ici-bas comme une errance. Le marin sans autre domicile que son bateau, évoquant son métier difficile quoique intéressant, et le « wanderer » vagabond sont tous deux sont des solitaires et des exilés189 en route vers la « demeure céleste ». Cette comparaison de la vie humaine avec un esquif livré aux périls de la mer et à la grâce de Dieu est un topos religieux et artistique très longtemps usité (§ 3.2, § 3.5.2), souvent mis en parallèle avec la Wanderung.

3.2 Le « pèlerinage de la vie humaine »

Le pèlerinage de la vie humaine, une allégorie écrite par Guillaume de Digulleville190 entre 1330 et 1355191, connaît un énorme succès aux 15e et 16e siècles. L’auteur a traité le thème religieux de l’homo viator en adoptant la forme d’une fiction romanesque, s’inspirant par là de divers textes allégoriques de son époque192. Bien que le choix des vocables reflète l’individualité de l’auteur, l’influence des Écritures y reste sensible dans les nombreuses paraphrases et références bibliques ; il s’agit donc ici d’une allégorie herméneutique (Allegorese). Cette histoire à visée édifiante et didactique fut traduite en moyen-anglais, en castillan, ainsi qu’en divers dialectes germaniques sous le titre Pilgerfahrt des träumenden Mönches. Parmi ces dernières traductions, trois ont été retenues à fin de comparaison :

la première [A], en vers, est un manuscrit en dialecte ripuaire datant du milieu du 15e s.193 ;

la seconde [B], également en vers, est rédigée en rhénan-franconien (rheinfränkisch) vers 1460194 ; ← 47 | 48 →

la troisième [C], est, elle, une version en prose en moyen-néerlandais imprimée à Delft en avril 1498195.

L’action même d’entreprendre un voyage (ici un pèlerinage) à pied est décrite dans [A], [B] et [C] majoritairement par les verbes « gehen » et « ziehen ». Dans [B] uniquement, est parfois employé à ce propos le verbe « wallen », qui désigne ici expressément un objectif religieux196 ; s’y trouvent aussi ses dérivés « wallefart » (v. 293), « weller »197 (v. 70), et les attributs du pèlerin « wallestap »198 (v. 83) et « wallesacke »199 (v. 3233)200. Le substantif « wander » signifie « Lebenswandel » : « wistes wol / War zu ich dienen und mynen wander verfol […]. » (v. 12042–43), ce que [A] avait traduit par « myn doen » (v. 11842). « Wander(n) », à la fois en tant que verbe et nom commun, se trouve uniquement dans [B] : il prend la signification de « verwandeln »201 dans un contexte de transsubstantation, tout comme le verbe « wandeln »202, qui, lui, dans [A], peut en outre signifer « gehen » ou « reisen »203. Le chemin parcouru est unanimement désigné par le vocable « weg/wech ». De plus, suivant en cela un topos antique, le pèlerin doit, à une bifurcation, faire son choix entre le bon chemin (à droite) ou le mauvais (à gauche)204 (§ 3.5.2).

La destination ultime du voyage présente des différences de dénomination et de conception : dans [A], il s’agit simplement du Paradis (« paradijse »), alors que dans [B] celui-ci est en plus comparé à un royaume (« An des paradises konnigrich », v. 1115). La Jérusalem Céleste205, cité indestructible que le moine voit dans ← 48 | 49 → son rêve, est la résidence des Justes, avant et surtout après l’Apocalypse, mais est en même temps une métaphore pour le Paradis. Dans le récit, le moine veut également atteindre la Jérusalem terrestre et pour cela, il montera dans une nef (une syllepse)206 qui doit raccourcir son voyage vers la Terre Sainte (§ 3.1, § 3.5.2). Le phare émet la puissante lumière divine qui guide les bateaux.

3.3 La traduction de la Bible par Luther et l’apparition de nouvelles métaphores

A l’instar des frères Grimm, les linguistes du 19e s. avaient fait de Luther le créateur de l’allemand moderne207. Cette opinion a été nuancée au 20e s. par d’autres linguistes comme Friedrich Kluge, Hermann Paul et Virgil Moser, pour qui le Réformateur n’a pas institué une langue nouvelle, mais s’est trouvé partie prenante d’une évolution plus générale - pour preuve, les traces de particularismes régionaux dans sa langue écrite. L’école de Theodor Frings208 replace l’allemand de Luther dans le contexte des tendances évolutives suprarégionales de son époque et le considère comme le résultat d’un long processus éliminatoire209. Johannes ← 49 | 50 → Erben210, qui a étudié les influences temporelles, spatiales, intellectuelles et religieuses auxquelles a été soumis le lexique luthérien, constate un pourcentage important de moyen-allemand oriental, ainsi qu’un certain pourcentage de bas-allemand. Les trois étapes de sa traduction de la Bible, celles de 1522 (ou « September-Testament » ; seulement NT)211, de 1534 (AT et NT)212 et de 1545 (AT et NT revus et corrigés)213, montrent son évolution vers un emploi de l’allemand moderne précoce. En ce qui concerne les lemmes qui nous intéressent, Luther n’a pas apporté de grand changement entre la premièreversion et les deux suivantes, si ce n’est dans le domaine de l’orthographe.

Le « peregrinus », un pèlerin en route vers un sanctuaire214, prend maintenant un tout autre sens. Luther part de la distinction que les peuples sémites de l’AT faisaient entre le « nåkhrî », un étranger qui ne reste pas dans le pays, souvent assimilé à un ennemi ou/et un païen n’ayant aucun droit civique, et le « ger », un résident étranger fixé en Israël. Ce dernier, à qui s’appliquent les termes latins de incola et advena, peut être intégré dans la communauté israélite s’il est circoncis ; des lois le protègent215. L’AT rappelle à plusieurs reprises que les Israélites furent ← 50 | 51 → eux-mêmes des ger (ou advenae) en Egypte216. C’est pourquoi Luther va traduire aussi bien peregrinus (connotation religieuse) que advena (connotation juridique217) par « Frembdling », « Fremder » ou « Einwohner ». Jésus lui-même se considère comme « Fremdling »218. Peregrinare (« sich als ein Frembdling aufhalten ») prend le sens de partir s’installer à l’étranger pour y travailler (Gen.26,3) et peregrinatio celui d’« exil » ou de « pèlerinage » (symbolisant la vie). On retrouve les redondances explicatives advenas et peregrinos et peregrini et hospites rendues par « Frembdlingen vnd Bilgerin » et « Geste vnd Frembdlinge auff Erden »219. De même, Dies peregrinationis meae est traduit par « Die zeit meiner Walfart », et usque ad dies patrum meorum quibus peregrinati sunt par « langet nicht an die zeit meiner Veter in jrer walfart » (Gen.47,9). Il existe donc une nette distinction entre la notion de « Pilgerschaft » et celle de « Wallfahrt » (tradition catholique). Cependant, ce dernier terme est parfois employé par Luther dans le sens d’« existence » : pour lui, la durée de la vie d’un chrétien est une « Walfart », car par la foi l’esprit se trouve déjà au Ciel. En effet, condamnant les pèlerinages « papistes » comme manifestations d’idolâtrie220 et les déclarant inutiles puisque le salut se trouve dans la foi et la grâce de Dieu, il va mettre l’accent sur un autre sens du mot : dans la nature, l’homme est un résident passager depuis que le péché originel l’a éloigné de Dieu - une dure condition221. Il ne trouvera pas la foi en restant sur place222, mais c’est en avançant (dans les deux sens du terme) qu’il découvrira la bonne voie (voir infra) pour se réconcilier avec Dieu en écoutant sa parole (« kere meine Füsse »)223. Le Christ a ordonné à l’homme de tout laisser pour le suivre224 et atteindre avec lui le but tant espéré : « die himmlische ← 51 | 52 → Heimat » ou « das himmlische Vaterland »225. Et c’est là que l’homme devient enfin un « Bürger », un citoyen à part entière de la cité céleste226.

Luther emploie « wandern » et « wandeln »227 comme équivalents des verbes latins ambulare, ire et conversare. On remarque toutefois que « wandern » est plus rarement utilisé et possède la connotation d’« errer »228. Le substantif dérivé, « wandergeret », signifie « bagages ». Le verbe « wandeln » est une syllepse : il décrit l’homme marchant sur un chemin, mais en même temps, ce chemin est une métaphore (§ 3.5). Il signifie que le croyant doit avoir une « manière de vivre qui plaît à Dieu »229. Ce verbe est employé seul ou avec des prépositions. Le substantif « Wandel » indique le comportement de l’homme qui suit les préceptes divins230. Mais, selon la conception luthérienne, vivre conformément à la Parole ne signifie pas que l’on est croyant ; il faut d’abord croire en Dieu et le suivre pour se comporter comme il faut (« einen guten Wandel führen »). Pour cela, l’homme demande à Dieu de lui montrer le bon chemin. Le verbe de mouvement vadere est traduit par « gehen »231. Le verbe « komen » est l’équivalent de venire. Le substantif « Fus(s)genger » apparaît très rarement232.

Luther fait nettement la distinction entre « weg » pour rendre via ou iter, et « (Fuß-) Steige », « Pfad » ou « Strasse » comme équivalent de semita (sentier, chemin de traverse). Ici aussi, nous avons affaire à des syllepses. D’une part, la route était le lieu de vie de la majorité de la population, dans l’AT comme à l’époque de la Réforme. D’autre part, dans l’AT et le NT, la voie est une métaphore polysémique : elle désigne à la fois la vie de l’homme et son comportement conforme aux préceptes chrétiens (« auf dem Weg Gottes wandeln »)233, et en même temps l’action volontaire de Dieu sur les hommes qui s’exprime par l’intermédiaire ← 52 | 53 → de sa parole et de ses commandements : le Christ dira de lui-même « Ich bin der Weg »234. L’homme a le choix entre deux chemins : le « böser Weg / falscher Weg / schädlicher Weg » (via mala, via iniquitatis) et le « richtiger Weg / guter Weg / rechter Weg » (recta via, via bona, via veritatis) ; parallèlement, le chemin facile (« der weg ist breit ») mène à la perdition, alors que le chemin étroit, difficile (« der weg ist schmahl »), appelé aussi « Unweg », mène à Dieu235.

Selon Gerhard Kurz, ce réseau de métaphores, porteuses d’images du quotidien, peut être qualifié de « Metaphernfeld »236 - un champ métaphorique, que le clergé protestant va codifier et lexicaliser au cours des 16e et 17e s. Il sera transposé dans le domaine profane à la fin du 18e s. (chap. II § 5).

3.4 Littérature religieuse et morale

La production d’ouvrages imprimés à caractère moral et religieux (catholiques ou protestants) représente alors environ 75% du volume total des livres vendus ; cette proportion changera vers le milieu du 18e s., quand les belles-lettres et la littérature des voyage prendront le pas. Cependant, après la Réforme, l’édition d’ouvrages religieux protestants en langue allemande est phénoménale, contrairement à la littérature spirituelle catholique. Cela tient à deux facteurs : en premier lieu, une étude a démontré que les protestants lisent plus que les catholiques237. En second lieu, l’interdit de l’Eglise catholique lancé sur la traduction des Écritures en allemand jouera un rôle important, car le clergé lettré continuera d’écrire en latin. Néanmoins, des traductions catholiques en allemand seront publiées tout de suite après la parution du September Testament238, et l’ordre des prêcheurs (Dominicains) éditera en dialecte régional pour les fidèles de petits livres édifiants, ainsi que le texte de ses homélies. L’étude du vocabulaire a porté, du côté protestant, sur trente et un ouvrages, publiés entre 1550 et 1748 (cantiques, oraisons funèbres239, homélies, guides spirituels, guides de « voyage »)240 ← 53 | 54 → et du côté catholique, sur six exemples (un recueil de cantiques et cinq guides spirituels)241.

Chez les théologiens et prédicateurs protestants, le substantif « Wander(s)mann » (pl. Wanders-Leute ou wandernde Leute ; pas de féminin) peut être remplacé par « Wanderer » (moins fréquent), « Pilger/Bilger/Pilgrams-Leute »242, « Gest und Frembdling », « Erden-Gast », « Reisende », « Peregrinus », « wallender Christ » et viator. Caspar Klee emploie également « Wandersbruder »243 et « fremder Bott » comme synonymes de « Wandersmann » ou de « Reysende ». Les auteurs distinguent entre d’une part le « leiblicher/weltlicher Wander(s)mann » et de l’autre le « Christlicher/Geistlicher Wanderer/Wandersmann » ou viator christianus : le premier groupe nominal désigne un voyageur qui exerce une profession profane, le second qualifie métaphoriquement le croyant en route vers la félicité. Bramer, peut-être révélateur de son époque, distingue entre les bons et les mauvais « Wandersleut »244.

Entre la fin du 16e s. et le début du 18e s., les verbes qui qualifient le voyage spirituel sont surtout « wandern » et « wandeln », employés indifféremment, parfois même dans des expressions redondantes : « wandern und wandeln », « wallen und wandern » (Negelein), ainsi que « leben und wandern » (Derschau). Les verbes « wallen » et « leben » sont donc pris comme synonymes de « wandern », tout ← 54 | 55 → comme « stets fort gan », « reisen », « ziehen » et « umbher reisen ». Jacob Vogel utilise une fois « wandern » dans un sens différent : « Wie sie thun rumb wandrn » (= « être oisif », et conjointement « être égaré » dans le sens spirituel). Le substantif « Wandel » signifie « se comporter en chrétien » ; il est souvent précédé de l’adjectif « christlich ».

Quant au voyage pédestre dans un sens anagogique, il est appelé unanimement « Wanderschafft ». Seuls Negelein utilise le terme « Wanderung » dans le doublet « Wanderung und Reise », et Tersteegen l’infinitif substantivé « Wandern »245. Sont employés parfois comme synonymes : « (geistliche/christliche) Bilgerschaft/Pilgerfart/Pilgramschafft (des Lebens) », « (rechte) Walfahrt », « (mühselige, immerwerende) Reiß/Reise », « Lebensreise », « seelige Reisekunst » et « Reiß Oder Wegefart ». Les auteurs font la différence entre la « geistliche[n] Wanderschafft » et la « leibliche[n] Reise », bien que les deux groupes nominaux soient constamment mis en parallèle. Le terme « Walfa(h)rt » a le sens de « durée de la vie » dans l’AT, et de « Wanderschafft » dans un domaine plus général246 ; mais Michael Sachs précise bien qu’il ne s’agit pas de « papistische Walfarten ». Kaspar Klee propose dans son psautier (Ein Gebet von der Wanderschaft Christi nach Egyptenland), une prière qui nous indique pourquoi le substantif « Wanderschaft », employé dans la vie courante à propos de tous ceux qui se déplacent à pied, devient la métaphore par excellence pour décrire le déroulement de la vie d’un chrétien : Joseph était artisan et Jésus est né parmi les plus pauvres, après que ses parents aient été obligés de fuir. Selon la théologie réformatrice, c’est la Sainte Famille qui, dans le NT, symbolise le petit peuple à la vie difficile et précaire. Dans l’art, la fuite en Égypte est souvent représentée sous ce jour, montrant Joseph, un bâton de marche à la main et un autre, au bout en forme de crosse, sur l’épaule pour porter son ← 55 | 56 → balluchon <Fig. 5>247. Car le Wandersmann doit s’appuyer sur un « nothfester Wanderstab »248, qui est la foi. Les syllepses utilisées par Diguleville pour attribuer à chaque vêtement ou objet emporté une signification spirituelle se retrouvent chez les auteurs protestants, en particulier chez Bramer, Derschau et Steinhart.

Fig. 5: Heinrich DOUVERMANN - Joseph fuit en Egypte. 16e s. Détail d’un retable de St. Nicolai, Kalkar

illustration

Le chemin sur lequel le Wandersmann progresse249 est nommée « (Land-) Straß(e) » (chez Simon Musäus, « Mittelstraß », qui indique en plus le juste milieu), « Bahn », « Weg », « Pflaster », « (Lebens-) Steg », « Steige », « Pfad », avec, naturellement, les oppositions déjà évoquées entre « rechter/guter/richtigster Weg » et « böser ← 56 | 57 → Weg », ainsi qu’entre « schmaler Weg » et « breite Straße ». Il est aussi question de « Irr- und Abwege », de « eynige [= einzige] Straß zum Vatter » et de « Unweg ». Il s’agit de périphrases hyperboliques pouvant également décrire la vie ici-bas250. C’est pourquoi le Wandersmann doit suivre les « Wegweiser » (guides ; § 2.3.2) et les « Wegsäulen » (sur le chemin). Johannes Ganßauge utilise à cet effet une syllepse tout à fait dans le style baroque : « […] wenn der Weg mit Regen besprenget ist, stehet der Sand, wenn ein durchdringender Regen drauf gefallen, daß man gut reisen kann, thuts einem Wandersmann wohl, wenn der Sand naß und kühle unter seinen Füssen ist : so erschrick nicht, du vor der letzten Reise zitternde Seele ; durch Jesu Blut ist dir der Weg gebahnet. »251 Au terme de son voyage, le croyant arrive à un lieu enfin stable et définitif, où il devient un « Bürger » du « Himmlisches Vaterland »252 et vit dans la félicité éternelle.

La Réforme n’a pas donc apporté de changement abrupt dans l’emploi des métaphores médiévales. Il arrive même qu’un auteur comme Johannes Terellius avoue, dans sa préface au Peregrinus de Reineccius, avoir réutilisé pour ses homélies un ouvrage catholique qui lui semblait intéressant (le Peregrinus de Kaisersberg), après l’avoir débarrassé des « erreurs papistes » et enrichi de réflexions tirées de la Bible.

Du côté catholique, le champ métaphorique utilisé par Diguleville va être réemployé. Dans une des prières de son recueil de cantiques faite pour « allen raisenden auff Wasser oder Landt »253, Beuttner254 qualifie la vie ici-bas de « Jammerthal » ; la destination finale du voyage est « das ewig Paradeiß », le « Himmelreich » ou « Das New Jerusalem »255. Beuttner utilise, lui aussi, le thème métaphorique de la ← 57 | 58 → fontaine256, ainsi que celui du bateau257. Par contre, « Pilgram » et « walfahrten » gardent la signification augustinienne reprise par Luther258. Chez Sucquet et Krzesimowski, les différences avec le lexique employé par les auteurs protestants sont minimes : le « (christlicher) Wanderer », « Wanders-Mann », « viator » ou encore « Frembdling »259, « wandert (immer fort) », « wandelt » ou « geht spatzieren »260, sur un « mühsame Weeg »261 ; il peut être décrit comme « irrend »262. Il se trouve « auf der Reiß und Wanderschafft » vers le « Vatterland », désigné aussi comme « das ewig Leben » ou « die Ewigkeit ». La seule exception est Krzesimowski qui emploie traditionnellement « Wallfahrt » et « Wallfahrer » comme expressions du culte marial et du pèlerinage qui l’accompagne.

Le Catholisches Reis-Bet-Büchlein a pour public-cible les personnes qui font du commerce (« Wandels- und Handels-Leut ») ou plus généralement, celles qui sont constamment en déplacement pour leur travail. Il présente le mélange habituel de conseils pratiques, de prières, cantiques et réflexions spirituelles. L’archange Raphël est présenté comme le protecteur des « Reisende[n] » pendant leur « Wandel-Fahrt ».

Johannes Scheffler (Angelus Silesius) est un des auteurs qui ont conféré à la littérature religieuse et morale une haute qualité littéraire. Comme les autres mystiques (Franckenberg, Tschesch, Catharina Regina von Greiffenberg et Czepko), il faisait partie des nobles qui ressentaient le besoin de relater leurs expériences ← 58 | 59 → spirituelles sous forme d’épigrammes ou de distiques à caractère emblématique263. Leurs modèles étaient entre autres les maîtres de l’emblème chrétien comme Georgette de Montenay264 et Daniel Sudermann265. Il semblerait qu’à cette époque, où la sécularisation de l’exégèse est en marche, l’allégorie poétique et l’exégèse biblique se complètent quand les auteurs doivent expliquer l’image inspirée qu’ils se font de l’univers. Comme Angelus Silesius se sent impuissant à transmettre son vécu de l’unio mystica par les mots usuels, il transforme la langue : dans son Cherubinische[n] Wandersmann266, il crée des néologismes ou bien combine deux mots déjà existants, n’hésite pas à utiliser le paradoxe. Dans ces épigrammes emblématiques se retrouvent les métaphores présentes dans la littérature religieuse et morale de cette époque : p.ex. le chemin qui mène à Dieu et à l’Éternité est une accumulation d’images, certaines traditionnelles : « Gott ist mein Stab, mein Licht, mein Pfad, mein Ziel, mein Spiel / Mein Vater, Bruder, Kind und alles, was ich will. » Scheffler emploie exclusivement les verbes « wandeln » ou bien « ziehen ». Le verbe « wandern » se retrouve uniquement dans un de ses dérivés : « Wandersmann ». La première partie du titre, « Cherubinischer Wandersmann », est programmatique. Absente de l’édition de 1657 (Vienne), elle fut rajoutée, ainsi qu’un 6e livre, dans celle de 1675 (Glatz). En effet, le frontispice emblématique qui illustrait la première version267 rendait superflu ce rajout. L’emblème comporte d’abord une devise (ici, dans une cartouche : « Johannis Angelii Silesii Geistreiche Sinn- und Schlußrime » [sic]), puis une figura cryptique en étroite relation avec la devise. Cette figure allégorique, où sont insérées de brèves inscriptions explicatives, présente deux parties : à gauche, sur une montagne, une boussole s’orientant sur le « Leitstern » montre le bon chemin (« Zeigt den rechten weg ») ; à droite, on voit la main de Dieu tenant une chandelle qui en allume d’autres (« Es zündt andre ← 59 | 60 → an »), indiquant la propagation de la foi. La cloche réveille l’âme de son sommeil (« wekket auf vom schlaffe »), et le pain eucharistique qui nourrit l’âme se trouve devant la ruche (« Es speist und schmekt süsse »). Au centre, un enfant assis sur un aigle symbolise l’âme montant au ciel268. Quatre images qui suggèrent – sans le nommer – le pèlerin spirituel ou « christlicher (ou geistlicher) Wandersmann ». D’autre part, le chérubin fait partie de la triade angélique ; son rôle est de louer sans cesse Dieu et de le regarder avec admiration. Les chérubins sont également les gardiens du chemin qui mène à l’Arbre de vie, ou bien ils portent le trône de Yahvé269. Cela implique que, pour le croyant, Dieu est le but unique et unifiant à atteindre au bout du chemin. Dans une vision mystique, il se fond alors avec lui, dans lui, faisant ainsi l’expérience de l’infini270. L’influence du Cherubinischer Wandersmann a été considérable271.

3.5 Le choix du bon chemin

Il s’avère donc que « Weeg » et « Strasse » sont des syllepses. Dans son sens littéral, une voie est à la fois lieu de vie, source de revenus, lien entre agglomérations aussi bien qu’entre divers groupes de la société. Dans son sens métaphorique, elle représente entre autre le déroulement de la vie, temporelle et spirituelle. La liaison étroite entre les deux significations est encore plus nette dans le secteur artistique que dans celui de la littérature. Jusque vers le milieu du 18e s., les auteurs se focaliseront plus sur le parcours que sur le piéton.

Depuis l’Antiquité, une situation récurrente dans le domaine religieux et littéraire est celle de l’homme devant choisir le bon chemin face à une bifurcation. Génératrice d’un choix ardu, elle se présente sous quatre aspects : le signe pythagoréen Y, la croisée des chemins (et conjointement la légende d’Hercule)272, la Tabula Cebetis et le labyrinthe. ← 60 | 61 →

3.5.1 Le signe pythagoréen et la croisée des chemins

La lettre Y a été nommée vers la fin du 16e s. littera Pythagorae, bien qu’elle ait eu longtemps auparavant une signification symbolique dans la représentation du cosmos médiéval :

Ein Wanderer ist auf geradem Wege an eine Wegscheide gekommen und hat dort zwischen zwei Wegen zu wählen. Von Anfang an gilt der als schwierig beschriebene Weg als der empfohlene, der als angenehm beschriebene als der, vor dem gewarnt wird; doch ist nicht sicher auszuschließen, dass ein pythagoreischer Gegensatz von links und rechts als Entsprechung von schlecht und gut älter sei. Ob mit dieser Wegewahl etwa der Gang in eine jenseitige Welt oder des Jünglings weiterer Lebensweg nach Beendigung des geraden, entscheidungslosen Weges der Kindheit oder eine andere Art Wanderschaft eingeleitet sei, sind bereits Fragen, die nur die Geschichte dieses ‚Weg’-Signums erschließen kann, das als ursprünglich griechisch-heidnisches Zeichen in den mittelalterlich-christlichen Bedeutungskosmos eindringt und verschiedene Formen und Funktionen ausbildet, bis es am Ende des 18. Jahrhunderts, in einer Zeit der Hinwendung zu den antiken Ursprüngen dieses Zeichens, zusammen mit dem System der mittelalterlichen Bildwelt an Überzeugungskraft verliert und in Vergessenheit gerät.273

L’emblématique religieuse va souvent utiliser ce symbole274. Toutefois, dans la superstition populaire, ce signe gardera longtemps un sens ésotérique et magique : c’est le lieu privilégié où les âmes des morts apparaissent, ainsi que les mauvais esprits et le Malin275. ← 61 | 62 →

Un thème symbolique apparenté est la croisée des chemins : homo viator in bivio276. Dans la fable dite de Prodicos, Hercules in bivio, le héros doit, à un moment de sa vie, choisir entre deux femmes, l’une représentant la Vertu et l’autre la Volupté. Hercule se retrouve devant une bifurcation qui exige un choix moral. Il devient le prototype de la force, du courage et du stoïcisme lorsqu’il se décide pour le chemin difficile de la vertu. C’est ici que commence une métaphore au second degré, puisque les deux figures allégoriques de femmes symboliseront d’une part la voie incommode et dangereuse qui mène à la gloire, et de l’autre, celle agréable et facile qui mène à la perdition277. Cette fable a son pendant dans la gnose chrétienne où à la fois un ange de Dieu et un envoyé du Démon (sous une forme angélique), se proposent de guider l’homme. La théologie chrétienne va « redécouvrir » cette allégorie antique278, avec son opposition du bon et du mauvais chemin (§ 3.3, § 3.4)279. Dans Le Pèlerinage de la vie humaine (§ 3.2), le moine se retrouve (en rêve également) devant une bifurcation280. Son inexpérience le mène d’abord sur le mauvais chemin, mais il est sauvé par la grâce divine. Par ailleurs, l’illustration de l’ouvrage édifiant de Reinhold von Derschau (Hodosophia Viatoris Christiani) est basée sur le contenu et le plan du livre : « Hier eilet / die ihr hie von Christo seyd genennet / Mit ernst zur engen Pfort / die er am besten kennet / Und lehret ; suchet auß den schmalen Lebens-Weg / ← 62 | 63 → Ringt / haltet festen Fuß auff diesem Lebens-Steg. »281 Sur la planche, on voit « Christi Wandersmann » qui doit choisir entre deux chemins : à gauche, la bonne voie, où il est guidé par des anges (« dux viæ » ou « Jacobs beth el ») tout au long de sa pérégrination sur une « via ascendenda », en passant par la « porta fidei », jusqu’à ce qu’il atteigne la montagne où trône Dieu. Sur l’autre rive du fleuve, des auberges séduisantes (« choreæ Satanæ ») invitent le voyageur à entrer ; mais ce qui l’attend là (« Wirth voller List, Wollust, Geiz, Ehr, Mordgelüst, Höllenpein ») mène droit à l’Enfer (« Væ! Heu! æternitas vermis eorum non marietur! ignis eorum non extinguetur »). Il est intéressant de noter que dans la cartouche en haut à gauche, se trouve la mention « Cebetis Christiani Tabula », bien que la représentation du chemin corresponde au bivium et non au labyrinthe du Pinax (§ 3.5.2). Chez Antoine Sucquet, les diverses illustrations de la page de titre et des chapitres de sa Via Vitæ Æternæ (ou Weeg zum Ewigen Leben)282 mettent bien en relief le choix entre deux voies que le chrétien doit faire librement, et prennent place dans la tradition jésuite283.

La syllepse se rencontre également dans la littérature : dans le Wunderbarliches Vogel-Nest de Grimmelshausen, deux étudiants vagabonds (« farende Schüler ») doivent se décider à prendre le « bon » chemin pour échapper au danger, mais, aveuglés par une discussion futile, ils se trompent et y perdent presque la vie284. Dans l’ouvrage de Sebastian Brant, l’illustration de cette allégorie285 représente la bifurcation sous forme de Y, et différencie également l’étroit chemin menant à la vertu du large chemin menant au péché.

Cette syllepse va être déterminante pour l’iconographie chrétienne, surtout protestante, jusqu’au 20e s.286 ; elle ne sera concurrencée par celle du labyrinthe qu’à ← 63 | 64 → partir de la fin du 17e s. (§ 3.5.2), ce qui d’ailleurs amorcera son emploi sécularisé dans la littérature287.

3.5.2 La Tabula Cebetis et le labyrinthe

Grâce aux traductions, le 17e s. redécouvre un ouvrage allégorique antique, la Tabula Cebetis (le Tableau de Cébès), qui sera elle aussi utilisée et intégrée dans l’iconographie chrétienne288. Cébès, un Thébain disciple de Pythagore et de Socrate, est censé avoir écrit le Pinax, l’ecphrasis d’une fresque ornant le temple de Saturne. Cette peinture murale est en fait une Tabula Vitae, un chemin en spirale traversant trois domaines, représentant chacun une phase de la vie : c’est celui que doit suivre chaque jeune homme voulant se cultiver, symbolisant l’accomplissement de sa destinée, avec diverses stations, de plus en plus difficiles, sur la voie qui mène à la vertu et à la félicité289.

En 1675, Rudolf Capel, rédige deux ouvrages religieux290 qui prennent pour modèle la Tabula Cebetis afin de montrer aux lecteurs les dangers qui guettent le chrétien <Fig. 6>. Dans une des préfaces, il précise :

Es wird in dieser Tafel / nicht allein aller Adams und Evas Kindern natürliche Lebenslauff ingemein / sondern inbesonderheit eines Christen / oder Christo und seiner Kirchen und Gemeine einverleibten Wanderers / Männliches oder weibliches Geschlechtes / nach Gottes Wort verrichtete / in Gott gethane und Gott angenehme Pilgrim- und Wanderschafft […] vorgemahlet und vorgeschrieben.291 ← 64 | 65 →

Fig. 6: Rudolf CAPEL(L) - Der Menschen Kinder sinn- und kunstreiche Lebens-Taffel 1675

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D’abord, les tout jeunes gens passent par la porte de la vie (« introitus ad vitam »). Là, un vieil homme (génie ou esprit protecteur) leur souhaite bon courage et leur prodigue des conseils utiles. Dans le premier cercle, des femmes séduisantes attendent le viator (n° 14) : elles le poussent à commettre des délits et sont la perdition de beaucoup d’entre eux. Celui qui résiste à ces tentations entre dans le 2e cercle. Arrivé enfin au sommet suprême (nos 18–21), le viator est couronné par la Beatitudo (bonheur, félicité), assise sur un trône magnifique au sommet d’une montagne (lieu par excellence de la vertu) ; il a le droit de rester un certain temps dans le beatorum domicilium, jusqu’à ce qu’il soit purifié. La couronne remise au voyageur symbolise la félicité sans fin. Mais tous n’arrivent pas au sommet, par faiblesse, peur, aveuglement ou impatience. Certains se retrouvent prisonniers dans la fosse du malheur (« frevelen Sünden-Muthwillen / mit immerwährender Trübseligkeit büssen »). L’interprétation chrétienne de la Tabula Cebetis a exercé une profonde influence sur l’art292 et la littérature. Du 16e au 19e s., elle a fait partie des lectures obligatoires pour les jeunes gens cultivés. Elle représente une des sources philosophiques traditionnelles, utilisée comme modèle structurel, foyer d’idées et pépinière d’allusions savantes.

La Tabula Cebetis présente un lien étroit avec une autre image de l’iconographie chrétienne : le labyrinthe293. Dans le livre des Devises et Emblèmes de Daniel de la Feuille294, le n° 33/3 représente un labyrinthe ayant la forme d’un mur de fortification légèrement ovale, à l’intérieur duquel se trouvent deux autres murs circulaires, tout comme dans le Pinax. La subscriptio annonce : « Ma destinée m’en fera sortir […] / Die göttliche versehung wirt mich heraus bringen »295. La ressemblance avec l’illustration de Capel (ou avec le tableau de Merian) s’impose, aussi bien dans l’iconographie que dans la signification de cet édifice.

Apparenté à celui-ci, un autre labyrinthe en trois dimensions se trouve dans le livre d’emblèmes de Jan Suderman296, qui cite en explication le Psaume 119,5 : « Utinam dirigantur viæ meæ ad custodiendas justificationes tuas! »297. L’âme, ← 66 | 67 → incarnée par un viator, se trouve au centre du labyrinthe ; elle tient le bout d’une corde, l’autre bout étant dans la main d’un ange représentant l’amour divin et se tenant au sommet d’une tour. Plus loin, un aveugle se déplace sur la partie supérieure de ce labyrinthe, guidé par un chien. Un malheureux pêcheur est tombé dans un des fossés. A l’horizon, une nef (§ 3.1, § 3.2) navigue sur une mer calme.

La gravure ornant la page de garde du livre de Krzesimowski, Viator Christianus, a certainement pris cet emblème comme modèle <Fig. 7>. Le labyrinthe a également une forme circulaire, mais il est plat, comme ceux du dallage de certaines cathédrales. Au milieu, un arbre bien feuillu qui peut représenter soit l’arbre de la Connaissance, soit l’Arbre de Vie, ou bien encore (s’il s’agit d’un tremble) le Christ. Ici, le labyrinthe est entouré d’une clôture et non d’un mur : un hortus conclusus, symbolisant (entre autre) le Paradis ou la Jérusalem Céleste depuis le Moyen Âge. Cette clôture semble séparer ce « Lust- und Tugend-Garten » des terres infertiles à l’entour. Dans le ciel, un œil dans un triangle d’où s’échappent des rayons de lumière, emblème baroque de Dieu. La subscriptio nous donne la clé de l’allégorie : « Pete ab eo, ut vias tuas dirigat »298 - un conseil donné au viator. À l’arrière-plan, une nef (§ 3.2) vogue vers une région montagneuse qui symboliserait la montagne de Sion où siègent les Bienheureux.

Le motif du labyrinthe se retrouvera sous une forme sécularisée dans la littérature des 18e et 19e s.299

Fig. 7: Antoni Andrea DE KRZESIMOWSKI - Viator Christianus, 1742, frontispice

illustration

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3.6 Epitaphes

A l’époque baroque, écrire des épitaphes fictives, à contenu chrétien ou satirique et imitant les épitaphes réelles, est un exercice de style courant300 : « [Sie setzen] den Leser in einer stets gleichen Situation voraus als den Wanderer oder Pilger, den ‘Homo viator’, der auf seinem (Lebens-)Weg auf eine Grabstätte trifft, dort innehält, um die Grabschrift auf dem Stein zu lesen und zu bedenken und sie, womöglich, auf sich selbst zu beziehen. »301 Braungart constate la difficulté à en établir une typologie, car elles dépassent les cadres traditionnels302.

Christian Hoffmann von Hoffmannswaldau a composé des centaines d’épitaphes imaginaires303. Elles ont pour objets des personnages historiques, bibliques ou mythologiques, des types humains, des idées abstraites ou bien des animaux. La majorité présente un objectif satirique304, et toutes sont fictives (voir le sous-titre : sive joco-seria), malgré l’affirmation contraire de l’auteur dans l’introduction. Une partie d’entre elles apostrophe (théoriquement) le passant, qualifié de « Wandersmann »305 ou de « Wanderer »306, traduction du viator des épitaphes latines. Si dans celle d’un « Zigeiners » il emploie « Wanderschafft » pour désigner une vie errante307, dans celle d’un mendiant, c’est le verbe « gehen » qui est utilisé dans le même sens308. ← 68 | 69 →

Le protagoniste de Schelmuffsky de Christian Reuter (1696), fait inscrire sur la tombe de Lisette, morte d’amour pour lui : « Steh! Flüchtiger Wandersmann, betrachte diesen Stein / Und rathe, wer allhier wohl mag begraben seyn […] ». Il s’agit certainement d’une tradition plus ancienne.

A la fin de l’histoire tragique de Johann Reinhold Patkul309 se trouve une Anrede an den vorbeyreisenden Wandersmann, une prosopopée en prose à caractère rhétorique et ironique :

Des justicirten Patkuls Rede an den vorbey-reisenden Wanders-Mann.

Mein Wanderer, wundere dich nicht, daß dich ein Todten-Kopff anredet. Hat man doch unempfindlichen Sachen Reden angedichtet. Warum solte denn nicht ein Behältnis des edelsten Theils der Seelen / dieser Freyheit geniessen / und wolte ich nicht reden / so würden die Säulen reden; […].

Suit un récit de sa vie destiné à défendre sa mémoire, mais aussi à reconnaitre ses fautes, et qui se termine ainsi : « Nun ich sehe mein Wanderer / die Augen gehen dir über / du empfindest ein Mitleiden. »

3.7 Le juif errant (Ahasver)

Le mythe trouve son origine dans la crucifixion de Jésus : un bref passage de l’Évangile de Jean relatant l’épisode de la rencontre entre Jésus et un juif310 est à l’origine d’une floraison de récits. Le moine bénédictin Matthieu Paris raporte dans sa Chronica Majora311 le récit que lui en aurait fait un évêque arménien en visite en 1228 au monastère de Saint Albans (East Anglia). Puis, au 17e s., une légende populaire naît d’une lettre qu’aurait rédigée Paulus von Eitzen, évêque de Schleswig, ← 69 | 70 → et qui met en scène le cordonnier juif Ahasverus rencontrant Jésus qui marche à sa crucifixion312. C’est à partir de là que le personnage sera surnommé « der wandernde Jude » ou « ewiger Jude ». Jusqu’à la fin du 18e s.313, le thème restera limité à la transmission orale et aux Volksbücher, ou sera éventuellement utilisé pour une attaque antisémite, comme le chapitre sur Ahasverus dans les Jüdische Merckwürdigkeiten du théologien Johann Jacob Schudt314 ; mais la thématique réapparaîtra ensuite dans la littérature sous une forme sécularisée, ce personnage offrant l’opportunité de multiples interprétations à caractère épique, spirituel ou surnaturel (chap. II § 5.8)315.

4. Wanderung et Wanderschaft dans la littérature du Moyen Âge au 18e siècle

Les exemples qui suivent sont une sélection d’œuvres et d’auteurs qui, dans le cadre de cette étude, s’avèrent représentatifs. L’intertextualité a joué un certain rôle dans le choix : le 17e s., puis l’époque charnière 18e/19e s., redécouvrent le Moyen Âge et s’en servent comme source d’inspiration316 ; par ailleurs, des recherches récentes montrent que les auteurs du 17e s. semblent également avoir influencé de nombreux écrivains entre 1770 et 1840317. ← 70 | 71 →

4.1 Quelques aperçus

Jusqu’au 16e s., le latin domine en tant que lingua franca européenne dans tous les actes officiels comme chez les érudits ; l’usage de l’allemand reste limité aux documents juridiques (chancelleries), à la littérature spécialisée (artisanat, art militaire, médecine), ainsi qu’à des écrits religieux à objectif pédagogique318. Mais depuis 1150 environ, des textes profanes de grande qualité linguistique ont été rédigés en allemand : c’est dans la 2e moitié du 12e s. que des auteurs séculiers développent leur propre culture, essentiellement aristocratique319, en s’émancipant du modèle et des normes de l’Eglise320. Or, dans la littérature courtoise, la vie des artisans n’est pas thématisée, et encore moins la Wanderschaft des Compagnons. Par contre, la littérature dite populaire, les contes et légendes, ainsi que les maximes ont comme protagonistes principaux des membres du peuple : artisans, paysans, ainsi que parfois des pauvres « farend schuler »321.

Dans le Minnesang et la littérature épique du Moyen Âge322

Le verbe « wandern » possède plusieurs sens : le plus usité est « parcourir les routes » ou « voyager ». Suivi ou précédé de la préposition , il signifie « accompagner », avec uz il prend le sens de « partir, émigrer » et précédé de la particule umme le verbe signifie « rôder ». Les substantifs « wander » et « wandern » appartiennent au domaine de la cosmographie323. Ils peuvent aussi indiquer soit un changement, soit une faute, une erreur (en ce cas ils sont synonymes de « wandel »). Il semblerait ← 71 | 72 → que le substantif « wanderunge » ait signifié pour les mystiques « art de vivre en chrétien »324, mais n’apparaît pas ailleurs. Le verbe « wandeln » s’avère, lui, beaucoup plus fréquemment employé et révèle, comme le substantif « wandel » une large polysémie. Il est, entre autre, synonyme de wandern et gehen, ou de leben.

Oswald von Wolkenstein emploie dans un de ses Lieder325 (Ain anefangk…) le verbe « wandern » au sens religieux du terme. Ce verbe apparaît peu dans ses poèmes, principalement sous la forme participiale employée comme adjectif dans le sens de « expérimenté ». Sinon, il recourt majoritairement au verbe « wandeln »326 et au substantif « Wandel ». Le poète adopte également le verbe « wallen » comme synonyme de gehen (sens général) et de wandern (voyager). La tenue de voyage est appelée « das Wallgeheder ».

Par contre, dans Der Ackermann aus Böhmen (1401), Johannes von Saaz (ou von Tepl)327 utilise fréquemment le verbe « wandern ». Il a le sens général de « aller de par le monde » ; il peut en même temps signifier « vivre sa vie »328. La forme adjectivale du participe passé peut prendre ici aussi la connotation de « chevronné, expert ».

Dans le domaine satirique, Johann Fischart, un admirateur de Rabelais, a composé un cantique Wanderlid für Raisende Leut329, dans lequel on décèle un emploi différencié de « Rais », « raisen » (ou son synonyme « geb ich mich auf die Strasen ») et de « wandern » ; ce dernier verbe est employé dans un sens religieux, fortement inspiré de la Bible. Par contre, dans ses satires, « wandern » prend un autre sens : dans Nacht Rab, Fischart désigner ainsi assez ironiquement la peregrinatio academica des étudiants330. Dans Flöh Hatz (1577), qui est un récit allégorique et satirique où puces et moustiques représentent des minorités (humaines) persécutées, « wandern » prend humoristiquement le sens de « migrer »331. ← 72 | 73 →

Le gros des relations de voyages pédestres décrit les pèlerinages en Europe ou à Jérusalem332. On trouve également des traces de voyages plus profanes dans les Leichreden détaillées pour de jeunes bourgeois protestants décédés333 (§ 2.2.2), ainsi que dans les mémoires de négociants ayant parcouru le monde334, ou encore celles de jeunes gens ayant dû sillonner les routes contre leur gré335. Un récit à motivation personnelle et récréative nous est parvenu, celui de Hans Bedarff Viel : il s’agit d’un poème écrit en 1647 à l’occasion du mariage d’un sieur Georg Walther par son ami et compagnon Hans Bedarff Viel et intitulé : Olim meminisse juvabit! 336 Das ist : Kurtze doch eigentliche Beschreibung Einer Wanderschafft zweyer guten Freund.[…]337. Au vu du texte, il est manifeste que « Wanderschafft » désigne ici une vie mouvementée ; on retrouvera cette signification jusqu’au début du 19e s.

Les écrivains allemands du 17e s.

Une élite majoritairement d’origine bourgeoise, qui a deux objectifs : le premier est patriotique, lorsqu’ils considèrent que l’unité de l’Empire ne doit pas être perdue de vue ; le second est socio-politique, car ils se battent pour que la nobilitas litteraria équivaille à la noblesse de naissance338, créant ainsi un contrepoids à la culture des cours - un indice de la montée en puissance et de l’assurance nouvelle de l’élite bourgeoise urbaine. L’instrument de cette unité sera la langue allemande, et les hommes de lettres ses artisans339. Dans l’ensemble, les érudits (Gelehrte) s’efforcent d’ouvrir à la littérature européenne les cercles culturels plutôt provinciaux dont ils font partie340. Ils utilisent à ces fins les voyages et les contacts personnels. Au même titre, les traductions d’auteurs latins et grecs (§ 3.5) ainsi que d’œuvres étrangères jouent un rôle majeur en enrichissant les esprits et en servant de modèles, mais aussi en démontrant que l’allemand peut ← 73 | 74 → être aussi riche et expressif que d’autres langues modernes ou anciennes341. Un exemple éminent est offert par Simon Schaidenraisser342 qui publia la première traduction en prose et en allemand moderne précoce (Frühneuhochdeutsch) de l’Odyssée d’Homère. En ce qui concerne le domaine des voyages - dans un sens général - Schaidenraisser emploie plutôt les verbes « raisen », « ziehen » ou « faren », ainsi que le substantif « raiß ». Par contre, il a recours à « wandern » dans un sens religieux343, ainsi que pour désigner le fait d’entreprendre un long voyage, et, une seule fois, dans une tournure idiomatique signifiant « se mettre en route (à pied) » : « […] hat Telemachus die wanderschuoch angelegt »344. Un autre verbe, « spacieren », a déjà le sens moderne d’une courte promenade sans but précis345.

Dans un domaine différent, le « Politischer Wandersmann » est une de ces métaphores satiriques qui forment le thème de deux ouvrages346 ayant pour objectif de tracer, sous des formes différentes, un tableau satirique des mœurs sociales et politiques de leur époque, et ce dans une intention moralisante347. L’ouvrage anonyme, intitulé Le voyageur politique, se veut plus réaliste que celui de Senffkorn, puisque l’auteur allègue avoir réuni ses informations dans toute l’Europe « bey würklichen Peregrinationen », avec un objectif digne d’un journaliste moderne (« Auf eine der heutigen die Neuig- und Seltsamkeiten liebenden Welt beliebte Schreibart »).

Il faudra attendre le Buch von der deutschen Poeterey d’Opitz348, inspiré de la Pléiade, pour qu’en 1624 soient fixées les normes d’une « teütsche Haubtsprache »349 (théoriquement) valables dans tout le Saint-Empire : éviter les expressions dialectales, lutter contre les mots étrangers, simplifier l’orthographe, trouver des néologismes et fixer de nouveaux critères métriques basés sur l’accentuation des mots. On retrouve donc en littérature la même volonté d’unification et de ← 74 | 75 → clarté qu’en lexicographie environ un siècle plus tôt (§ 1). Diverses académies (Sprachgesellschaften) sont fondées. Il s’agit d’initiatives privées, initiées par des érudits, mais patronnées par des membres de l’aristocratie. La plus célèbre est la Fruchtbringende Gesellschaft350, ou Palmenorden351, fondée en 1617 par Ludwig von Anhalt-Köthen, qui en est le président. Ses membres la qualifient de Sprach- ou Tugendt-Garten 352.

Sociétaire de celle-ci depuis 1629, Martin Opitz von Boberfeld a non seulement défini les normes linguistiques et techniques d’une nouvelle poésie, mais aussi celles d’autres genres littéraires, et a permis l’accès à des œuvres étrangères par ses traductions du grec, de l’italien, du français et de l’anglais353. Afin d’étudier son emploi du champ lexical concernant le déplacement pédestre, deux ← 75 | 76 → odes354 (nos V355 et IX356) tirées de la seconde partie du recueil Weltliche Poëmata, ainsi que la petite pastorale Schäfferey von der Nimfen Hercinie357, ont été pris comme exemples :

Dans les deux odes, le décor principal est un bois sacré (ainsi que dans Hercinie d’ailleurs)358, dans lequel le poète se retire pour échapper au ← 76 | 77 → monde359 et/ou trouver l’inspiration360. Comme chez Ronsard, c’est un locus amoenus où règne une puissance divine naturelle, et d’où est banni le code (im)moral artificiel de la Cour et de la société. Dans les deux, Opitz utilise le verbe « ausspatzieren » qui introduit une promenade sentimentale, voire même érotique. En outre, elle symboliserait la déambulation méditative du poète dans un microcosme sacré, dans un refuge naturel d’où le monde extérieur est banni et où il peut, tout en marchant, prendre conscience de ce qui le tourmente, parce que la nature lui renvoie l’inaccessible comme dans un miroir magique. Dans la première ode, le poète admire le chant des oiseaux et envie leur liberté de mouvement361. Cette dernière allusion362 pourrait être une prise de position implicite d’Opitz prônant la liberté d’expression et la tolérance, sources de paix, ardemment désirées par le poète et les membres de l’élite cultivée en général – une métaphore polysémique qui sera abondamment utilisée aux siècles suivants dans la littérature, entre autre dans les relations viatiques.

Opitz indique dans la préface de sa Schäfferey von der Nimfen Hercinie qu’il s’inspire d’auteurs dont il a traduit les œuvres de caractère pastoral, comme Theocrite, Virgile, Ovide ou encore Sidney, d’Urfé et Sannazaro. Il a été le premier en Allemagne à imiter ce genre (Schäfer-Dichtung)363, mais, allant au-delà de la simple reproduction, il crée un genre nouveau situé entre la pastorale et l’églogue364. Parmi les innovations, il y a d’abord le fait que ← 77 | 78 → le texte en prose est souvent entrecoupé de poèmes complétant celui-ci tout naturellement, et qui rappellent ceux des Weltliche Poëmata365. Cette forme mixte sera souvent reprise à la fin du 18e et au début du 19e s. dans romans et nouvelles. De plus, le mélange d’éléments mythologiques, utopiques, réalistes et autobiographiques surprend dans ce cadre ; enfin, les bergers ressemblent étrangement à des érudits.
Le poète et trois de ses amis (Venator, Buchner, Nüßler) font une excursion à pied dans une Arcadie366 qui est délibérément située dans les Monts des Géants ; cette Wanderung constitue le fil conducteur de l’œuvre. Tout en marchant, ils discutent de voyages et des formes de l’amour, mais font aussi l’apologie de nobles silésiens, les comtes Schaffgotsch367 ; de nombreuses allusions politiques et historiques sont cachées sous des topoï mythologiques ou des périphrases. Ils rencontrent la nymphe Hercinie368, qui leur fait visiter un monde souterrain minéral à l’aspect somptueux, puis une sorcière ; après avoir admiré en passant la nouvelle station thermale de Bad Warmbrunn, ils rentrent tranquillement chez eux. Il n’y a aucune indication sur le temps écoulé. Le paysage dans lequel ils se déplacent est réel, bien que mythologisé, et fait partie des domaines en possession de la famille Schaffgotsch. Opitz en décrit la chorographie :

Es lieget dißseits dem Sudetischen Gefilde / welches Böhaimb von Schlesien trennet / unter dem anmutigen Riesenberge ein Thal / deßen weitschweiffiger Umbkreiß einem halben Zirkel gleichet / undt mitt vielen hohen Warten / schönen Bächen / Dörffern / Maierhöfen undt Schäffereyen erfüllet ist. […] Daselbst befandt ich mich, nachdem ich […] vor zweyen Tagen von einem andern Orte […] entwichen war.

L’espace géométrique formé par la vallée, tout comme son mobilier bien ordonné, son ouverture sur de larges perspectives et la présence de l’eau rappellent les parcs inspirés par la Renaissance italienne369. D’ailleurs, le terme « Lusthauß » ← 78 | 79 → désigne à cette époque une gloriette placée dans un jardin ou un parc370 appartenant à l’aristocratie. Les grottes371, qui existent réellement dans les Mont des Géants, prennent dans le texte un aspect féerique372 et anticipent la décoration baroque de nombreux parcs aristocratiques. Le fait que Muses et Nymphes résident dans les grottes d’un domaine indiquerait implicitement qu’aucun noble ne peut se passer de sa légitimation par les poètes, par la nobilitas litteraria 373 ; le discours apologétique d’Hercinie est, dans ce sens, explicite : nature et culture doivent pouvoir cohabiter harmonieusement. Finalement, les marcheurs redescendent et la vue pittoresque qui s’offre à eux est à nouveau décrite avec un mélange de réalité et d’allégorie374 ; elle représente un agencement idéal de la nature qui élève l’âme vers la beauté suprême, aveuglante375 - bien loin d’une réalité quotidienne sombre et angoissante. Cette pause poétique rappelle l’habitude qu’auront les piétons du 18e/19e s. d’admirer un panorama du haut d’une éminence. Puis, les protagonistes traversent un autre lieu, qu’un siècle et demi plus tard les voyageurs pédestres appelleront « Paradis » et qui est qualifié ici ← 79 | 80 → de « Spatzierplatz »376. Tout comme dans les Odes, le verbe « spatzieren » est utilisé dans Hercinie pour indiquer une déambulation à caractère agréable et à portée limitée377. Un autre lemme du même réseau lexical se trouve au début de la pastorale. Venator, qui hait voyager (« reisen »), fait allusion au prochain séjour studieux d’Opitz à Paris (en 1630). Opitz affirme que son mécène « ist so gar mit mir zufrieden / daß er mir nicht allein diesen Spatzierweg zu erlauben […] verheissen hat. » Qu’un si long déplacement soit nommé « Spatzierweg », alors que partout ailleurs dans le texte Opitz emploie dans ce but « reisen », ne peut signifier qu’une chose : le poète veut mettre en valeur l’aspect positif et agréable de son futur voyage à Paris. Toutefois, le verbe « wandern » est utilisé diverses reprises, de même que ses dérivés (« Wanderschafft », « Wandersleute ») :

dans un contexte religieux (§ 3) : « Daß wir auff ein Vatterland gedencken sollen / welches nicht krieget noch bekrieget wird / und die stete Herbrige aller frommen Wandersleute ist. » A noter ici la double signification, politique et théologique, de « Vaterland » ;

dans un contexte scientifique (révolution des astres) : « Die Sonne umbwandert den Erdenkreiß »378 ; « […] unnd der gantze Pöfel deß Gestirnes / haben ihre Wanderschafft » ;

dans le sens d’errer, vagabonder, flotter379 : « Natürlich die Dünste / so offtmals in der Höhe wie Menschen / wie Thiere und andere Sachen herumb wandern »380 ;

dans le sens de marcher un long moment (parcours plus long et moins poétique qu’un « Spatziergang ») : « Hiernach stunden wir auff / und wanderten allgemach durch die Gefilde und Wiesen dißseits […] » ; ← 80 | 81 →

Résumé des informations

Pages
XXXII, 1434
Année de publication
2018
ISBN (PDF)
9783631759783
ISBN (ePUB)
9783631763902
ISBN (MOBI)
9783631763919
ISBN (Relié)
9783631759684
DOI
10.3726/b14499
Langue
français
Date de parution
2019 (Janvier)
Mots clés
Elite cultivée Compagnon Peinture Pédagogie Escapisme Liberté Nature Panorama Périodiques Chants populaires Journal de voyage Santé
Publié
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2018. XXXII, 1434 S., 2 farb. Abb., 48 s/w Abb., 1 Tab.
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Notes biographiques

Arlette Kosch (Auteur)

Arlette Kosch est agrégée d’allemand et docteure en Études germaniques (Université Paris-Sorbonne). Spécialiste de la période fin 18e/début 19e siècle, en particulier de la littérature des voyages, elle a publié trois monographies, divers articles et collaboré à l’édition de la correspondance de Johann Heinrich Merck.

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Titre: Le voyage pédestre dans la littérature non fictionnelle de langue allemande. « Wanderung » et « Wanderschaft » entre 1770 et 1850