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Les « Emblèmes » d’André Alciat

Introduction, texte latin, traduction et commentaire d’un choix d’emblèmes sur les animaux

de Anne-Angélique Andenmatten (Auteur)
©2017 Thèses XII, 790 Pages
Open Access
Série: Sapheneia, Volume 19

Résumé

L’humaniste et juriste milanais André Alciat (1492-1550) est connu pour être le créateur de ce qui deviendra, au cours du XVIe siècle, le genre de l’emblème, caractérisé par sa structure tripartite (inscriptio, pictura, subscriptio). L’Emblematum liber, publié pour la première fois en 1531, réédité à de nombreuses reprises, augmenté de poèmes supplémentaires et de nouvelles illustrations durant le XVIe siècle, contient plus de 200 emblèmes. Le présent commentaire étudie un choix de 75 emblèmes consacrés aux animaux. L’introduction aborde les différentes problématiques en lien avec les emblèmes et offre une synthèse des principales observations tirées de l’analyse du corpus. Le commentaire adopte une forme adaptée à ce genre hybride : pour chaque poème, il présente un choix de gravures issues des principales éditions, afin de mesurer l’évolution des motifs et leur adéquation au texte, puis une traduction française en prose des épigrammes latines, suivie d’un commentaire mettant en évidence la structure de la subscriptio, ses procédés stylistiques, ses sources d’inspiration et son interprétation symbolique.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Introduction
  • 1. La vie et les œuvres d’Alciat à travers les Emblèmes
  • 1.1. Jeunesse et études
  • 1.2. Professorat en France
  • 1.3. Retour en Italie
  • 1.4. Deuxième séjour en France
  • 1.5. Deuxième retour en Italie
  • 2. Les origines de l’Emblematum liber et les principales éditions
  • 2.1. La genèse de l’Emblematum liber et l’édition princeps d’Augsbourg en 1531
  • 2.2. La naissance du terme emblema
  • 2.3. L’épigramme de dédicace à Conrad Peutinger dans l’édition de H. Steyner
  • 2.4. Les autres éditions
  • 2.4.1. Les éditions parisiennes de Chrétien Wechel
  • 2.4.2. L’édition aldine de Venise en 1546
  • 2.4.3. L’édition des Emblemata dans les Opera omnia de 1547
  • 2.4.4. Les éditions lyonnaises de G. Rouille et M. Bonhomme
  • 2.4.5. Les éditions commentées parisiennes, anversoises et l’édition de Padoue de 1621
  • 3. Définition de l’emblème
  • 3.1. La théorie de l’emblème et ses limites
  • 3.2. Le rapport d’Alciat à l’image
  • 3.3. Les relations entre texte et image au fil des éditions
  • 3.4. La question des inscriptiones
  • 4. Les Emblèmes à la croisée de plusieurs genres littéraires
  • 4.1. L’influence de l’Anthologie grecque
  • 4.2. L’influence des fables
  • 4.3. L’influence des naturalistes
  • 4.3.1. Un regain d’intérêt pour les naturalistes à la Renaissance
  • 4.3.2. Les œuvres des naturalistes dans les Emblèmes
  • 4.4. L’influence des œuvres d’Érasme de Rotterdam
  • 4.5. L’influence des travaux philologiques d’Alciat
  • 4.6. L’influence des œuvres juridiques d’Alciat
  • 4.6.1. Les Parerga, à la frontière entre les studia humanitatis et le savoir juridique
  • 4.6.2. De l’ancien au nouveau : le De verborum significatione
  • 4.7. L’influence des Hieroglyphica
  • 4.8. L’influence des Imprese
  • 4.9. L’influence de la numismatique et de l’épigraphie
  • 4.9.1. L’influence de la nouvelle science numismatique
  • 4.9.2. L’épigraphie
  • 5. La faune dans les Emblèmes
  • 5.1. La sélection des emblèmes de notre corpus
  • 5.2. Les types d’emblèmes
  • 6. Les fonctions des emblèmes
  • 6.1. Fonction pédagogique et morale
  • 6.2. Fonction satirique ou l’art de l’esquive
  • 6.3. Fonction encomiastique et politique
  • 6.4. Fonction ludique ou la poésie comme passe-temps d’humaniste
  • 7. La forme, la langue, le style et la métrique des emblèmes
  • 7.1. La forme
  • 7.2. Le style
  • 7.3. La langue
  • 7.4. La métrique
  • 7.5. Imitation et variation : un procédé de création
  • 7.6. Emprunt textuel ou réminiscence ?
  • 7.7. La place du lecteur
  • 8. Ce commentaire
  • 8.1. Objectifs du commentaire
  • 8.2. Texte et ponctuation
  • 8.3. Fonds et forme du commentaire
  • Texte latin, traduction et commentaire
  • Emblema III Nunquam procrastinandum
  • Emblema VII Non tibi, sed religioni
  • Emblema XV Vigilantia et custodia
  • Emblema XVII Πῆ παρέβην ; τί δ’ἔρεξα ; τί μοι δέον, οὐκ ἐτελέσθῆ ; Lapsus ubi ? quid feci ? aut officii quid omissum est ?
  • Emblema XIX Prudens magis quam loquax
  • Emblema XX Maturandum
  • Emblema XXI In deprehensum
  • Emblema XXIX Etiam ferocissimos domari
  • Emblema XXX Gratiam referendam
  • Emblema XXXIII Signa fortium
  • Emblema XXXIV Ἀνέχου καὶ ἀπέχου. Sustine et abstine
  • Emblema XXXV In adulari nescientem
  • Emblema XXXIIXX Concordiae symbolum
  • Emblema XLV In dies meliora
  • Emblema XLVII Pudicitia
  • Emblema XLIX In fraudulentos
  • Emblema L Dolus in suos
  • Emblema LI Maledicentia
  • Emblema LIII In adulatores
  • Emblema LV Temeritas
  • Emblema LX Cuculi
  • Emblema LXI Vespertilio
  • Emblema LXII Aliud
  • Emblema LXIII Ira
  • Emblema LXIV In eum qui sibi ipsi damnum apparat
  • Emblema LXV Fatuitas
  • Emblema LXVI Oblivio paupertatis parens
  • Emblema LXX Garrulitas
  • Emblema LXXIII Luxuriosorum opes
  • Emblema LXXV In amatores meretricum
  • Emblema LXXVIII Inviolabiles telo Cupidinis
  • Emblema LXXIX Lascivia
  • Emblema LXXXIII In facile a virtute desciscentes
  • Emblema LXXXIV Ignavi
  • Emblema LXXXVI In avaros
  • Emblema LXXXIIX In sordidos
  • Emblema LXXXIX In divites publico malo
  • Emblema XCI Gula
  • Emblema XCIII In parasitos
  • Emblema XCIV Parvam culinam duobus ganeonibus non sufficere
  • Emblema XCV Captivus ob gulam
  • Emblema XCVI In garrulum et gulosum
  • Emblema CI In quatuor anni tempora
  • Emblema CV Qui alta contemplantur cadere
  • Emblema CXII Dulcia quandoque amara fieri
  • Emblema CXIII Fere simile ex Theocrito
  • Emblema CXXIV In illaudata laudantes
  • Emblema CXXVI Ex damno alterius, alterius utilitas
  • Emblema CXXVII Bonis auspiciis incipiendum
  • Emblema CXXVIII Nihil reliqui
  • Emblema CXXIX Male parta male dilabuntur
  • Emblema CXXXII Ex arduis perpetuum nomen
  • Emblema CXXXX Imparilitas
  • Emblema CXLI In desciscentes
  • Emblema CXLII Aemulatio impar
  • Emblema CXLIIII Princeps subditorum incolumitatem procurans
  • Emblema CXLIX Principis clementia
  • Emblema CLIII Aere quandoque salutem redimendam
  • Emblema CLIX Opulenti haereditas
  • Emblema CLXIV In detractores
  • Emblema CLXV Inanis impetus
  • Emblema CLXVII In eum qui truculentia suorum perierit
  • Emblema CLXIX A minimis quoque timendum
  • Emblema CLXX Obnoxia infirmitas
  • Emblema CLXXIII Iusta ultio
  • Emblema CLXXV Alius peccat, alius plectitur
  • Emblema CLXXVII Pax
  • Emblema CLXXIX Ex pace ubertas
  • Emblema CLXXX Doctos doctis obloqui nefas esse
  • Emblema CLXXXIV Insignia poetarum
  • Emblema CLXXXV Musicam diis curae esse
  • Emblema CLXXXIX Mentem, non formam, plus pollere
  • Emblema CXCII Reverentiam in matrimonio requiri
  • Emblema CXCIV Amor filiorum
  • Emblema CXCVI Mulieris famam, non formam, vulgatam esse oportere
  • Conclusions
  • Bibliographie
  • Index nominum
  • Index locorum
  • Index animalium
  • Titres de la collection

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Introduction

1. La vie et les œuvres d’Alciat à travers les Emblèmes

1.1. Jeunesse et études

André Alciat1 – Giovanni Andrea Alciato – naît le 8 mai 1492, très vraisemblablement à Milan ou peut-être à Alzate, petit village près de Côme, dont sa famille tire son nom et son origine.2 Son père Ambrogio Alciato, décédé assez rapidement, est un marchand aisé et influent, tandis que sa mère Margherita Landriani fait partie d’une vieille famille de la noblesse milanaise. Alciat s’initie au latin à Milan, sous la férule d’un certain Giovanni Vicenzo Biffi, dont il dresse un portrait sans complaisance, détaillant son physique repoussant et grotesque, ses origines obscures et ses mœurs dissolues, dans une de ses premières œuvres, une satire de 151 vers intitulée Bifiloedoria, composée sans doute en 1506 ou 1507 et imprimée à Milan dans un petit recueil constitué de plusieurs épigrammes satiriques dues à la plume vengeresse d’un groupe des anciens élèves de ce Biffi.3 Plusieurs proverbes ou images dont il use dans ce poème attestent de sa connaissance du grec, notamment ← 1 | 2 → de la Souda, de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote et de l’édition aldine des Fables d’Ésope et de Babrios,4 et réapparaissent dans le Livre d’emblèmes, ainsi dans les emblèmes 91 Gula et 165 Inanis impetus.5 De 1504 à 1506, il étudie les langues latine et grecque auprès d’Aulus Janus Parrhasius6 qui le forme également aux techniques de l’édition critique. Il assiste aussi aux leçons de Jean Lascaris,7 célèbre savant byzantin réfugié en Italie après la chute de Constantinople et premier éditeur de l’Anthologie de Planude, ainsi que de Démétrius Calchondylas.8 C’est d’abord auprès d’eux qu’il acquiert une solide expérience philologique et une vaste connaissance des auteurs classiques qui non seulement lui permettent de restaurer et de réinterpréter les textes juridiques de l’Antiquité, mais qui transparaissent aussi dans chaque page de son recueil d’emblèmes. Durant ses premières années d’études, il entreprend un travail sur l’histoire de Milan qui l’occupa toute sa vie et ne fut publié à titre posthume qu’en 1625. Il réunit également une collection d’inscriptions anciennes de la région de Milan, les Antiquitates ← 2 | 3 → Mediolanenses, accompagnées d’un commentaire, toujours resté à l’état de manuscrit – le plus complet date de 1508 –, mais dont la présentation rigoureuse et novatrice lui valut d’être gratifié du titre de père de l’épigraphie par Theodor Mommsen. Ce recueil exerce également une influence prépondérante dans la conception même des emblèmes.9

En 1507, Alciat commence des études de droit à Pavie auprès d’illustres professeurs, tels Jason de Mayne, Philippe Decius et Paolo Pico da Monte Pico, qu’il égratigne au passage, dans l’emblème Doctorum agnomina, en leur attribuant des surnoms stigmatisant leurs défauts respectifs.10 En 1511, il quitte Pavie pour Bologne, où il fit la connaissance de Filippo Fasanini,11 également connu pour être le premier traducteur des Hieroglyphica d’Horapollon, qui exercent une influence sur certains emblèmes.12 Alciat reçut le titre de docteur à Ferrare en 1516, non sans avoir déjà publié, en 1515 à Strasbourg, les Annotationes in tres posteriores libros Codicis Iustiniani et l’Opusculum quo Graece dictiones fere ubique in Digestis restituuntur, ses premières œuvres juridiques, qui dénotent sa volonté de marier la critique des textes juridiques à la philologie. Le jeune homme de vingt-cinq ans regagne ensuite Milan où il est admis dans le Collège des jurisconsultes et exerce sa profession jusqu’en 1518. Ces premiers travaux bientôt suivis, en 1518, des Paradoxa iuris civilis, des Dispunctiones et des Praetermissa, ces deux derniers ouvrages étant cités par Érasme dans les Adages,13 contribuent à lancer sa carrière de professeur et à construire sa réputation, qui est déjà telle que le juriste Claude Chansonnette (Cantiuncula) l’intègre dans le ← 3 | 4 → triumvirat des réformateurs du droit romain avec Guillaume Budé et Ulrich Zasius.14

1.2. Professorat en France

À l’automne 1518, Alciat commence son enseignement à Avignon, où il demeure jusqu’en 1522. Malgré son jeune âge, il reçoit un salaire considérable et attire à lui des élèves venus de loin. C’est ainsi qu’il se lie d’amitié avec le Bâlois Boniface Amerbach,15 qui se rend à Avignon, en 1520, précisément pour assister à ses leçons. Cette amitié, entretenue par une abondante correspondance, se prolongera jusqu’à la mort d’Alciat. Amerbach assure à son professeur milanais un lien direct avec le milieu des imprimeurs bâlois, ainsi qu’avec Érasme de Rotterdam. Il le tient régulièrement informé des nouvelles publications parues dans la cité rhénane et lui fait parvenir certains ouvrages. Il le renseigne également sur les événements liés à la Réforme, puisqu’Alciat a d’abord accueilli favorablement les principes de Luther, avant d’afficher une certaine méfiance par opportunisme, motivé par l’espoir d’obtenir un bénéfice ecclésiastique et un poste à l’université de Bologne.16 Il a lui-même rédigé une lettre-traité Contra vitam monasticam, jamais éditée de son ← 4 | 5 → vivant, que Francesco Calvo,17 son ami éditeur établi à Rome et proche de la Réforme, avait confiée à Érasme.18 Soucieux de sa réputation, surtout après avoir reçu du pape Léon X le titre de comte Palatin en 1521, nous voyons Alciat tenter désespérément de récupérer le manuscrit de son pamphlet et supplier Érasme, par l’entremise de B. Amerbach, de le livrer aux flammes, ou du moins de ne jamais le divulguer :

Erasmum tantum virum literis meis salutare non audeo ; videtur enim mihi vir ille huius modi, quem potius tacitus venerari debeam, quam garrulitate mea offendere. illud per Deum Maximum obtestor, ut cum eo agas, exoresque ut fide sua recipiat se epistolam illam meam a Calvo sibi traditam daturum flammis nec permissurum in alicuius manus exire. obsercro te, hoc me animi dolore liberes, qui ita me angit, ut hac causa vel amicissimo mihi Calvo perpetuas inimitias denuntiaverim. video de omni nomine meo actum, si in has phratrias incurram, optarim vel quemlibet potentissimum regem infensum et perduellem potius habere.19 ← 5 | 6 →

Bien que le thème de la religion n’apparaisse pas très fréquemment dans les Emblèmes, signalons toutefois que, dans notre corpus, l’emblème 7 Non tibi, sed religioni pourrait fort bien être interprété à la lumière de cette œuvre de jeunesse d’Alciat, sans doute composée avant son doctorat en 1516, comme une critique à mots couverts d’un clergé aussi prétentieux qu’ignorant.20 Le premier séjour avignonnais d’André Alciat se termine par un désaccord avec la commune et son retour à Milan où, faute d’avoir trouvé une nouvelle chaire, il exerce à nouveau le métier d’avocat.

1.3. Retour en Italie

Durant cette période milanaise de 1522 à 1527, Alciat peaufine ses précédentes traductions d’épigrammes de l’Anthologie de Planude et des Nuées d’Aristophane, compose une comédie originale à l’imitation d’Aristophane, le Philargyrus, satire des juges, avocats et ecclésiastiques. Restée inédite, elle lui a cependant inspiré, en partie, le sujet de l’emblème 159 Opulenti haereditas.21 Le 9 janvier 1523, il rédige, à l’adresse de F. Calvo, la fameuse lettre mentionnant pour la première fois le recueil des Emblemata.22 Le séjour à Milan d’Alciat correspond, malheureusement pour lui, à la guerre entre François Ier et Charles Quint (1523-1525) et son domicile est ravagé, coup sur coup, par les troupes françaises et des mercenaires espagnols. Pour compenser ces désagréments, il peut se féliciter de la mention élogieuse qu’Érasme fait de lui dans ses Adages et dans le Ciceronianus.23 ← 6 | 7 →

1.4. Deuxième séjour en France

Alciat écourte sa seconde période d’enseignement à Avignon (1527-1529) pour se rendre à Bourges où lui est offert un bien meilleur traitement. Auparavant, en 1528, il écrit le traité en quatre livres De verborum significatione, servant d’introduction au commentaire rédigé lors de son premier séjour avignonnais.24 En 1529, plusieurs traductions latines d’épigrammes de l’Anthologie de Planude réalisées par Alciat dès ses premières années d’études sont publiées à Bâle dans un recueil, constitué par Janus Cornarius,25 qui rassemble aussi des traductions de plusieurs autres auteurs. Parmi elles, plusieurs seront transformées en emblèmes par l’ajout d’une inscriptio et d’une pictura dans la première édition de l’Emblematum liber.26 Voici donc qu’en 1529 notre jeune professeur, jouissant déjà d’une certaine réputation, commence son enseignement à l’université de Bourges par une dispute publique. Mettant à contribution la philologie et l’histoire dans l’étude des textes juridiques, il remporte un grand succès. Plusieurs illustres élèves ou auditeurs assistent à ses leçons, entre autres, Théodore de Bèze, Jacques Aymot, Jean Second, Jean Calvin, Viglius van Zwichum ainsi que le roi François Ier, auquel il dédie un traité sur les duels De singulari certamine seu duelli tractatus. Durant cette période très stimulante, Alciat publie de nombreuses œuvres juridiques, le De verborum significatione, mentionné ci-dessus, ainsi que les Commentarii ad rescripta principum, tous deux parus en 1530 à Lyon chez Sébastien Gryphe, puis maintes fois réédités. Alciat est certes très admiré, mais il subit cependant des attaques, tribut de son succès. Il confie le soin à son fidèle ami B. Amerbach de faire publier à Bâle, sous le nom d’Aurelio Albuzio,27 sa ← 7 | 8 → Defensio contre les attaques de Pierre de l’Estoile, professeur à Orléans, de Jean Longueval, avocat à Paris et de Francesco Ripa, ancien collègue professeur à Avignon.28 Cet écrit témoigne des nombreuses controverses et disputes qui ponctuent la vie académique et littéraire d’Alciat et se reflètent dans certains de ses emblèmes à portée satirique.29 L’année 1531 correspond à l’édition princeps de l’Emblematum liber à Augsbourg, parue dans des conditions assez obscures et précédée d’une dédicace à Conrad Peutinger,30 humaniste et juriste, partageant également avec Alciat un intérêt pour les hiéroglyphes.31 Dans le même temps, Alciat voit son contrat d’enseignement à Bourges renouvelé pour deux ans et son salaire, déjà considérable, doublé. Or, la ville de Bourges rencontre des difficultés à lui verser ses émoluments. Cette situation l’oblige à mener des tractations en vue d’un retour en Italie.

1.5. Deuxième retour en Italie

Alors qu’Alciat escomptait obtenir un poste à l’université de Padoue par l’entremise de Pietro Bembo, il obéit cependant aux ordres du duc Francesco II Sforza qui, en contrepartie, l’élève au rang de sénateur, et commence ses cours à Pavie en 1533. Il s’y morfond jusqu’en 1537, se plaignant de l’indiscipline des ← 8 | 9 → étudiants incapables d’apprécier sa méthode d’enseignement humaniste. Il trouve pourtant quelque consolation en se consacrant à ses travaux philologiques, puisqu’il achève, en 1535,32 deux opuscules sur Plaute, un auteur dont plusieurs expressions apparaissent dans les emblèmes : le De Plautinorum carminum ratione libellus et le Lexicon quo totus Plautus explicatur.33 Malgré les tentatives des autorités milanaises pour le retenir à l’université de Pavie, Alciat répond, en 1537, à l’invitation des Réformateurs de Bologne qui lui offrent un poste pour succéder à Pietro Paulo Parisio. Il y reste jusqu’en 1541 et jouit d’une renommée considérable. Il compte parmi ses étudiants Antonio Agustin, connu plus tard pour ses travaux en numismatique.34 L’année 1538 correspond à la publication à Lyon de plusieurs traités et commentaires juridiques d’Alciat, dont les trois premiers livres des Parerga,35 un ouvrage très original, à mi-chemin entre le droit et la philologie, tissant des liens étroits avec plusieurs emblèmes. Mais voilà que les autorités milanaises le contraignent à regagner sa chaire à Pavie. Fort opportunément pour lui, la guerre qui éclate à Milan, en 1542, entre François Ier et Charles Quint, lui permet de se rendre à Ferrare, à l’invitation du duc Hercule II d’Este. Il y donne ses leçons devant un auditoire capable d’apprécier ses talents.

Alciat est rappelé à Pavie en 1546, sur ordre impérial et sous la pression du gouverneur de Milan, ce qui représente pour lui une importante perte financière. Il enseigne à l’Université de Pavie jusqu’à sa mort. Il souffre non seulement de la goutte, mais aussi de l’indiscipline des étudiants et de leur désintérêt. ← 9 | 10 → Le pape Paul III lui propose le cardinalat, mais il refuse, préférant se contenter du titre de protonotaire apostolique. En 1546, paraît à Venise l’édition princeps d’un deuxième Emblematum libellus contenant 86 nouveaux emblèmes,36 et, l’année suivante, tous les emblèmes sont réunis dans un seul volume publié à Lyon chez Jean de Tournes et Guillaume Gazeau. Dès lors, plusieurs éditions du Livre d’emblèmes se succèdent à Lyon chez l’imprimeur Macé Bonhomme pour l’éditeur Rouille, en latin, en traduction française, italienne et espagnole.37 En 1550, les Emblemata sont publiés pour la première fois au complet en latin et leur créateur meurt à Pavie la même année, victime de ses excès de nourriture et de boisson, une bien triste fin pour celui qui composa l’emblème 91 Gula visant les goinfres au cou démesurément long et au ventre enflé. Son tombeau s’élève dans l’église San Epifanio de Pavie, puis sera déplacé, au XVIIIème siècle, dans l’université de cette même ville où il se trouve encore de nos jours. Le monument est orné de deux bas-reliefs38 reprenant les illustrations des devises du défunt figurant toutes deux dans l’Emblematum liber : un élan portant l’inscription ΜΗΔΕΝ ΑΝΑΒΑΛΛΟΜΕΝΟΣ et Mercure, entouré de deux serpents et de deux cornes d’abondance avec les mots ΑΝΔΡΟΣ ΔΙΚΑΙΟΥ ΚΑΡΠΟΣ ΟΥΚ ΑΠΟΛΛΥΤΑΙ.39 Il restera ainsi lié, par-delà la mort, à son œuvre, les Emblèmes, fruit de son otium, sans doute pas celle qu’il espérait pouvoir le rendre si célèbre.

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2. Les origines de l’Emblematum liber et les principales éditions

2.1. La genèse de l’Emblematum liber et l’édition princeps d’Augsbourg en 1531

Dans une lettre adressée à son ami Francesco Calvo en 1531, André Alciat se plaint de l’audace de son ancien élève et ami, le juriste bâlois Boniface Amerbach, qui, lors de son séjour à Avignon, aurait copié un certain nombre de ses traductions de l’Anthologie grecque,40 des exercices de jeunesse,41 pour les confier à l’imprimeur bâlois Johannes Bebel,42 sans même l’avoir consulté.43 Il prétend craindre que certaines de ses œuvres, composées alors qu’il était encore « enfant », puissent nuire à sa réputation :

quo tempore operam mihi Bonifacius Amorbacchius Avenione dabat – agitur, opinor, octavus annus – excerpserat ex autographis meis illa omnia, quae deinde ut Bebellii officinam adiuvaret, ei imprimenda communicavit idque me inconsulto. tuli id non satis aequo animo ; quod pleraque in eis erant a me tum puero edita, quae famae nocere potuissent […]44

Ces poèmes désignent probablement ceux qui furent intégrés dans la collection de Janus Cornarius, publiée par J. Bebel en 1529, à Bâle.45 E. Klecker jette une lumière nouvelle sur cette ← 11 | 12 → lettre.46 Compte tenu de l’intense échange épistolaire avec Boniface Amerbach, Alciat était parfaitement informé et semble même avoir suivi de près la publication de ses épigrammes auprès de J. Bebel.47 Ainsi, lorsqu’il affirme que les épigrammes ont été imprimées me inconsulto, il aurait déformé la réalité, volontairement instauré une distanciation, afin de convaincre son correspondant F. Calvo de produire une nouvelle édition améliorée de ses épigrammes traduites de l’Anthologie grecque. Celles-ci constitueraient le noyau originel des Emblemata, puisque plusieurs de ces épigrammes ont été ultérieurement transformées en emblèmes.

À l’instar de cette lettre, plusieurs témoignages épistolaires pourraient permettre de reconstituer la genèse du nouveau genre littéraire de l’emblème. Leur interprétation soulève toutefois des questions controversées, du fait même de la subjectivité de leur auteur. Comme l’a bien démontré E. Klecker, il est essentiel de tenir compte de ces lettres, sans toutefois leur accorder un crédit démesuré, car elles témoignent des tentatives d’André Alciat de contrôler la réception de ses œuvres.48 Plusieurs spécialistes de l’emblème se sont plongés dans la correspondance d’Alciat, afin d’y glaner des indices sur les origines du Livre d’emblèmes.49

Dans une lettre du 10 mai 1523, adressée à Boniface Amerbach, Alciat affirme lui avoir envoyé un échantillon de deux pages d’emblemata : ← 12 | 13 →

Ces quelques lignes suscitent de nombreuses interrogations et donnent lieu à diverses interprétations. Alciat semble y évoquer non seulement ses propres œuvres (libellum carmine composui), mais parle aussi de deux autres « pères » ou créateurs des emblèmes : Ambrogio Visconti, un patricien milanais,51 déjà cité dans une lettre du 9 janvier 1523 à Francesco Calvo52 comme le dédicataire du recueil d’épigrammes intitulé Emblemata et Aurelio Albuzio, ce dernier étant connu comme le pseudonyme littéraire d’André Alciat.53 La formule eduntur apud nos et Emblemata et d’autres indices ont conduit H. Homann à affirmer qu’Alciat avait déjà remis à H. Steyner son manuscrit d’emblèmes dans les années 1520 et qu’il n’aurait finalement été imprimé qu’une dizaine d’années plus tard, en 1531. Un retard si important n’est certes pas inhabituel à cette époque et pourrait s’expliquer par diverses raisons, peut-être le temps de l’exécution des gravures par l’artiste ou par la situation personnelle et ← 13 | 14 → financière de l’imprimeur H. Steyner.54 Quand Alciat dit apud nos, il pense sans doute à Milan, mais le verbe eduntur, qui a conduit un H. Green à supposer l’existence d’une toute première édition milanaise en 1522,55 ne renvoie pas forcément à une édition imprimée, mais peut simplement indiquer que ces premiers emblèmes étaient connus du public, sous quelque forme que ce soit. Alciat affirme que le recueil de poèmes serait l’œuvre d’Albuzio, tandis que l’inventio, c’est-à-dire dans le sens rhétorique l’« idée », émanerait d’Ambrogio Visconti. Alciat prétend avoir envoyé à Boniface Amerbach un échantillon des œuvres56 d’Albuzio et non des siennes. Son propre libellus s’inspirerait cependant des créations de ses deux amis (eius argumenti). Il réserve ses propres poèmes « qu’il n’a pas voulu mêler aux productions d’autrui », pour une publication ultérieure, en même temps que « d’autres épigrammes » de sa composition. Là encore surgissent de nouvelles difficultés. Le libellum désigne-t-il déjà la collection d’emblèmes confiée à l’éditeur augsbourgeois H. Steyner ? Les Emblemata étaient-ils déjà accompagnés de picturae ? Alciat n’en fait pourtant aucune mention explicite et dans sa réponse, Boniface Amerbach confirme qu’il s’agissait ← 14 | 15 → uniquement de poèmes.57 Quel est le sujet de divulgabitur ? Est-ce le libellum carmine d’Alciat lui-même ou les Emblemata d’Albutius ?58 Ou bien faut-il supposer qu’Albuzio et Alciat ne font qu’un et qu’Amberbach « trouve évident qu’Alciat se désigne lui-même sous le pseudonyme d’Albutius. »59 En tout cas, sous le nom de eius argumenti libellum carmine composui, il devait songer à ses propres emblèmes,60 qu’il s’agisse déjà de la collection imprimée par H. Steyner ou seulement d’un prototype encore incomplet. Lorsqu’il se propose de diffuser ces Emblemata « parmi toutes ses autres épigrammes », il ne distingue pas les Emblemata de ses autres épigrammes et souhaite les éditer dans un livre, qui ne semble pas être accompagné d’illustrations.61

Ainsi, au-delà des difficultés d’interprétation, il ressort de cette lettre que l’idée de composer les Emblèmes avait déjà germé dans l’esprit d’Alciat au début des années 1520, sans doute stimulé par deux de ses amis, A. Visconti et A. Albuzio. En 1523, il en avait ← 15 | 16 → déjà réuni un certain nombre dans un petit livret qui n’a toutefois pas pu être édité immédiatement. Son projet ne se concrétisera sous la forme d’un livre imprimé qu’en 1531. Une bonne partie des poèmes contenus dans l’Emblematum liber de 1531 se trouvent déjà imprimés en 1529, mais sous une forme différente. En effet, les « premières » éditions des Emblèmes d’Alciat, la collection de Johannes Soter de 1528,62 puis les Selecta epigrammata de Janus Cornarius, en 1529,63 ne portent pas encore ce titre et les épigrammes n’y sont accompagnées ni des inscriptiones, ni des picturae. Elles servent d’ébauche, pour ainsi dire, à ce qui deviendra l’Emblematum liber, publié pour la première fois à Augsbourg,64 en 1531, par Heinrich Steyner, en deux éditions, l’une datant du 28 février, l’autre du 6 avril.65

Les éditions augsbourgeoises contiennent 104 emblèmes, dont seuls 97 sont illustrés par des gravures, attribuées à Jörg Breu, selon les modèles du peintre Hans Schäufelein, élève d’Albrecht Dürer. Ces images revêtent un caractère entièrement original et se distinguent nettement de celles des éditions postérieures, par la facture quelque peu grossière et le traitement très simple des sujets. Il semble que l’éditeur lui-même ait pris l’initiative d’ajouter ces illustrations afin de faciliter la compréhension des ← 16 | 17 → épigrammes.66 Ce point de vue est toutefois contesté, car certains spécialistes de l’emblème estiment qu’Alciat aurait fourni un manuscrit illustré, du moins partiellement, ou contenant des indications en vue de réaliser des gravures correspondantes.67 La fréquence des erreurs dans les picturae de cette première édition pourrait aisément étayer l’hypothèse qu’Alciat n’a pas participé au choix des illustrations, si toutefois les gravures de la première édition « autorisée », celle de Paris de 1534, ne renfermaient pas autant d’erreurs, sinon plus, que la précédente.68 Le texte de ces éditions contient de nombreuses erreurs, dues peut-être à une mauvaise lecture du manuscrit, et la liste des 13 errata, ajoutée à la première édition de février 1531, est bien loin de suffire à corriger toutes les bévues. La ponctuation est discontinue et, souvent, les points d’interrogation sont omis. L’éditeur d’Augsbourg ne se soucie guère de réunir sur une même page les trois parties de l’emblème, comme s’il n’avait pas encore pris conscience du lien entre texte et image. De même que dans les anthologies d’épigrammes, les emblèmes se succèdent sans respecter un quelconque classement. Comme ces éditions sont dédiées au juriste et humaniste allemand Conrad Peutinger, il est possible que celui-ci ait poussé Steyner à publier les Emblemata, même sans l’assentiment d’Alciat.69 Et de fait, si depuis les deux lettres de 1523, Alciat n’évoque plus ses ← 17 | 18 → Emblèmes jusqu’en 1532, lorsqu’il les mentionne à nouveau, c’est pour témoigner de sa déception devant l’édition de 1531, en raison de corruptions du texte et des erreurs des picturae. En effet, dans une lettre à Viglius van Zwichum, il rapporte avoir fait parvenir à l’éditeur augsbourgeois une liste d’errata, par l’entremise de Francesco Rupilio et de Claudius Peutinger, le fils de Conrad. Il exprime son insatisfaction, avec un certain humour :

Cette remarque suggère qu’il aurait été contraint de corriger après coup. Or, devant les défauts criants de cette édition augsbourgeoise, il aurait parfaitement été à propos de mentionner ici le fait qu’elle était parue sans son consentement, ce qu’il ne fait pas. Bien plus, quelques mois auparavant, le 24 mars 1532,71 dans une lettre à l’éminent juriste Emilio Ferretti, il défend son Emblematum liber contre les critiques des envieux, qui ne visent pas l’édition de H. Steyner, mais l’idée même des poèmes. Il admet la « sottise des images » et « le texte corrompu des poèmes »,72 qui rendent nécessaire une révision. Or, malgré toutes ces imperfections, Alciat estime avoir atteint, grâce à ce livre, la gloire du poète et gagné l’estime des lettrés. E. Klecker se demande donc à juste titre, si un auteur « au détriment duquel on a mal imprimé et sans l’avertir, une œuvre de jeunesse égarée »73 aurait réagi ainsi ? Après l’édition parisienne de C. Wechel en 1534, une autre lettre du 25 février 1535, adressée à l’illustre humaniste Pietro Bembo, dénote encore son mécontentement précédent, lorsqu’il parle d’une édition d’Augsbourg corrompue « au point qu’il n’eût pas voulu ← 18 | 19 → la reconnaître comme son enfant ».74 Il la présente comme une œuvre de jeunesse qui aurait échappé à son contrôle et été publiée par hasard à Augsbourg, avec quantité de fautes.75 Face à tous ces témoignages épistolaires, il convient d’observer une certaine prudence, puisqu’Alciat s’exprime différemment selon le statut de ses correspondants. Après avoir présenté sous le regard du lecteur les différentes pièces à conviction, nous laisserons en suspens les questions qui font débat depuis longue date et dont dépend l’existence du nouveau genre de l’emblème. L’édition de H. Steyner est-elle parue avec ou sans le consentement de l’auteur ? Alciat a-t-il prévu ou non l’accompagnement de ses poèmes par des images ?

Résumé des informations

Pages
XII, 790
Année de publication
2017
ISBN (PDF)
9783034326278
ISBN (ePUB)
9783034326285
ISBN (MOBI)
9783034326292
ISBN (Relié)
9783034322690
DOI
10.3726/b11199
Open Access
CC-BY-NC-ND
Langue
français
Date de parution
2018 (Février)
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bern, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2017. XII, 790 p., nombr. ill. n/b.

Notes biographiques

Anne-Angélique Andenmatten (Auteur)

Anne Andenmatten (1986) a étudié la philologie classique et l’histoire à l’Université de Fribourg (Suisse). Elle détient en outre un diplôme pour l’enseignement au secondaire II. De 2010 à 2016, elle a travaillé à la chaire de Klassische Philologie de cette même Université comme assistante de la Professeure Margarethe Billerbeck. Depuis le mois de septembre 2016, elle travaille auprès des Archives de l’État du Valais.

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Titre: Les « Emblèmes » d’André Alciat