Cinéphilies et sériephilies 2.0
Les nouvelles formes d’attachement aux images
Résumé
Comment étudier ces bouleversements ? Comment réagir devant l’abondance des critiques postées, la variété de leurs formes d’expression, l’interactivité qu’elles engendrent, sans parler du rapport à la professionnalisation qu’entretiennent leurs auteurs, surtout quand ils atteignent le statut de « vlogueur » vedette ? Une seule manière possible : l’interdisciplinarité. Le présent ouvrage réunit donc les contributions de spécialistes en provenance de champs divers (sociologie, Gender et Cultural Studies, Sciences de l’information-communication, etc.), sans oublier les acteurs les plus en vue de cette révolution de la parole critique, les « vlogueurs ».
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des Matières
- Mélanie Boissonneau et Laurent Jullier: Des deux côtés de l’écran. Introduction à Cinéphilies et sériephilies 2.0
- Mélanie Boissonneau: Le pluriel des pratiques. Présentation des textes de Cinéphilies et sériephilies 2.0
- Jean-Marc Leveratto: Le cinéma sur Internet. Commerce cinématographique, plaisir artistique, et sociologie de la « cinéphilie »
- Benjamin Campion: La critique sérielle à l’ère du trop-plein télévisuel : « Tu n’as rien vu à Hollywood »
- David Peyron: Auteurs-fans et fans-auteurs dans la culture médiatique contemporaine
- Hélène Breda: La « légitimité cinéphilique » face aux critiques féministes en ligne : le cas des évaluations professionnelles et militantes du film Elle (Paul Verhoeven)
- Mélanie Bourdaa: Activisme fans et question d’identité : le cas des fans du couple Clexa dans The 1001
- Sabrina Bouarour: Orange is the New Black : genre, sexualité et stratégies de storytelling transmédiatique
- Yann Vilain-Cortie: Regard croisé sur la réception de Goal of the Dead : des forums communautaires de Mad Movies au site généraliste AlloCiné
- Quentin Mazel: Vie, mort et résurrection du fanzine cinéma à l’ère d’Internet
- Thomas Pillard: Le revival 2.0 du giallo italien : analyse d’une situation cinéphilique transnationale
- Mickaël Bourgatte: Le mashup : émergence d’une forme d’expression audiovisuelle en contexte numérique
- Barbara Laborde: Le Gif : retour vers le futur de la cinéphilie ?
- Marta Boni: La cartographie pop, une pratique sériephile
- Cinéphilies 2.0 : un sport de combat ?
- Entretien avec Ginger Force et Ana D., YouTubeuses
- Les auteurs
Des deux côtés de l’écran. Introduction à Cinéphilies et sériephilies 2.0
Mélanie Boissonneau
Université Paris III Sorbonne-Nouvelle
Laurent Jullier
Université de Lorraine
Quoi de neuf dans l’attachement aux images animées, depuis que l’usage d’Internet s’est banalisé ? D’abord, aux yeux de quiconque en doutait encore, l’esthétique du désintéressement chère à Kant est apparue comme une pratique minoritaire. C’est plutôt Baumgarten qui, au moins quantitativement, emporte la mise, avec l’appel permanent des forums et des blogs de critique aux plaisirs sensoriels. L’aisthèsis triomphe dans ce qu’on pourrait appeler l’i-sthèsis. Mais pas seulement. La bien-nommée « toile » permet, on le sait, la mise en relation d’aficionados physiquement dispersés aux quatre coins du monde géographique – et quelquefois aussi aux quatre coins du monde social ou genré. Mais elle facilite aussi et surtout l’établissement de constellations qui inscrivent la série ou le film ou aimé (ou détesté) dans une filiation artistique d’œuvres de toutes sortes. Cinéphilies et sériephilies connectées remettent donc à l’honneur, après Baumgarten, Aby Warburg. Trouver les correspondances entre les œuvres par-delà les genres et les époques, dont Internet facilite l’établissement en nous donnant la possibilité d’aller les chercher très loin de nos bases géographiques et culturelles, est passé de geste érudit réservé à une élite à geste courant. Tout un chacun peut désormais balayer l’histoire du cinéma et de la télévision comme Warburg balayait jadis l’histoire des arts quand il travaillait à son projet Mnémosyne1.
←9 | 10→Et pourquoi « 2.0 » ? Des deux côtés de l’écran, des sources coulent. Les films et les séries y arrivent ; tout de suite après et quelquefois même pendant leur diffusion, les avis et les analyses partent en sens inverse. La nouveauté la plus flagrante que signale la mention « 2.0 », dans l’attachement à l’art des images animées, c’est en effet la facilité qu’a l’amateur de passer de la position devant à la position depuis : s’asseoir devant un écran et s’exprimer depuis un écran se sont également banalisés. Mais ce n’est pas la seule. Une autre nouveauté consiste en la diversification de la parole critique, confinée jusqu’ici à l’écrit ou aux conversations éphémères. Internet et la démocratisation des machines qui accompagne son essor ajoutent aux mots toutes sortes d’images, de sons et de manipulations audiovisuelles.
La combinaison de ces nouveautés, dans l’histoire de l’appréciation des images animées, a conduit à un certain nombre d’évolutions, dont les principales sont sommairement présentées dans la suite de cette introduction – le lecteur les retrouvera sous diverses formes tout au long du livre : (1) le nombre apparemment décourageant des critiques postées (2), la variété de leurs formes d’expression (3), leurs différences selon qu’elles portent sur des films ou sur des séries (4), l’interactivité qu’elles engendrent (5), enfin le rapport à la professionnalisation qu’entretiennent leurs auteurs, surtout quand ils atteignent le statut de vlogueur vedette (6).
La submersion par le nombre
L’une des façons de discréditer l’explosion de la parole critique sur Internet est de dire qu’« il y a trop d’écrits »2, parmi lesquels il est ←10 | 11→impossible de faire le tri. Des millions de personnes, et leur nombre augmente inexorablement, surtout quand s’y ajoutent les échanges de tweets à propos d’un film ou d’une série, ont déjà posté un commentaire ou déjà lancé un blog consacré à leurs goûts. Chaque mois, 20 000 nouveaux membres s’inscrivent sur le site SensCritique, s’ajoutant aux 500 000 déjà répertoriés3. Le culte du moi caractéristique de la Generation Me4 semble encourager cette tendance – 90 % des inscrits à SensCritique ont moins de 35 ans5. Que faire devant les 3485 textes disponibles sur AlloCiné, en juillet 2017, à propos du film Interstellar ? Difficile de les lire tous. Et devant les 255 000 critiques des seuls films sortis en 2015 postées sur SensCritique6 ? Pourtant, ces sites attirent un nombre non moins colossal d’internautes : 2 millions de visiteurs uniques chaque mois sur SensCritique7. Serait-il donc possible de trouver une aiguille (c’est-à-dire une critique utile du point de vue de l’utilisateur) dans cette apparente botte de foin ?
Le sommet de cet iceberg est constitué par les agrégateurs, comme Rotten Tomatoes8 ou, en France, le calcul du nombre moyen d’étoiles sur AlloCiné. Martin Scorsese s’est récemment élevé contre eux, disant que mettre une note moyenne « n’a rien à voir avec la vision intelligente d’un film » et n’aboutit qu’à produire un goût moyen « hostile aux réalisateurs sérieux », eux dont les films ne sont pas « destinés à être immédiatement aimés » mais ne deviennent souvent des chefs-d’œuvre que bien des années après leur sortie, quand l’époque est mûre pour les comprendre vraiment9. Richard Brody, pilier des critiques cinéma du New Yorker, a ←11 | 12→rétorqué que ce phénomène ne datait pas d’Internet, attendu qu’ « il en va d’écrire des critiques comme de tourner des films : le meilleur de ce qui en sort ne se trouve pas dans le mainstream »10. Mais – ils ne sont ni les premiers ni les derniers à le faire – Scorsese et Brody justifient leurs goûts personnels pour les « films d’auteur » sous couvert d’analyser la réalité de la consommation.
Les agrégateurs créent des « spectateurs peu aventureux », se plaint Scorsese comme si les internautes, face à ce genre d’outils, se comportaient comme des moutons. À rebours d’une telle condescendance, il faut se souvenir que l’expertise profane des internautes s’exerce aussi sur l’outil de médiation lui-même, et que des stratégies consuméristes ont été mises au point non seulement en ce qui concerne les objets (films et séries) mais aussi en ce qui concerne leurs commentaires. Précisons qu’ici, le consumérisme est entendu, ainsi que le rappelle Jean-Marc Leveratto, comme l’« action concertée des consommateurs pour défendre leurs intérêts », et non comme on l’emploie habituellement « en France, à contresens, pour désigner un désir effréné de consommation »11. Comment trouver quelqu’un qui me ressemble, m’étonne ou me séduise assez pour qu’il me vienne l’envie de lui déléguer une partie de la tâche consistant à isoler, dans la masse colossale et en constante augmentation des images animées disponibles, celles qui me conviennent ? De la même manière qu’il existe une entraide plus ou moins communautariste visant à trouver le film ou la série qui convient aux goûts et à la sensibilité de l’internaute, il en existe une autre visant à trouver le blog ou le critique qui, eux aussi, lui conviennent. Bien sûr, le cinéphile ou le sériephile peut consulter un agrégateur, mais il sait que l’action de faire la moyenne supprime toute chance d’avoir accès aux arguments nécessaires à se faire une double idée de l’objet et de son évaluateur. Internet lui donne la possibilité, alors, de se tourner vers des « trieurs de trieurs », c’est-à-dire des internautes qui ←12 | 13→évaluent et sélectionnent des experts au sein des participants de forums, des blogueurs et des YouTubeurs12. Et surtout, il peut aussi décider de trouver par lui-même des personnes dont les critères d’appréciation sont proches des siens. Pour Cyril Barthet co-fondateur et président de Vodkaster, « c’est ainsi que sont nés des réseaux sociaux verticaux très complets proposant des outils adaptés de recommandation sociale de pair à pair : Vodkaster pour le cinéma, Babelio pour la littérature, LastFM pour la musique […] Sur Vodkaster, prenant ses amis virtuels à témoin, chacun construit son « profil cinéma » […] et bénéficie des conseils des autres »13.
L’expression « pair à pair » est parlante : un minimum d’entre-soi est indispensable, surtout dans l’exercice courant du jugement de goût, quand la subjectivité affichée prend le pas, pour le plaisir de la joute, sur la rationalité du raisonnement. Imaginons que j’hésite à regarder Interstellar sur ma télévision au motif que j’ignore si son actrice principale va m’y plaire ou non ; je consulte AlloCiné et en moins de cinq minutes je tombe sur : « Anne Hathaway est sublime » ; mais un peu plus bas, un autre message « Anne Hathaway est aussi expressive qu’un baba à la crème »14.
Impossible de tirer quelque avis que ce soit de cette confrontation. Le phénomène n’est pas nouveau, et Horace le mentionne dans ses Épîtres écrites il y a deux mille ans tout juste : « Je crois presque voir des convives en désaccord qui, pour une différence de palais, réclament des mets parfaitement opposés »15. D’où l’intérêt, donc, pour partager les plaisirs de la table, de trouver des convives qui ont le même palais, c’est-à-dire de se connecter à des pairs prisant les mêmes paradigmes cinéphiles ou sériephiles. Et si ce n’est pas possible, il reste la délégation à un expert validé comme tel de façon intersubjective. Si je cherche à qui faire confiance, en la matière, sur SensCritique, je serai davantage ←13 | 14→attiré par <renaudot94>, qui compte 140 abonnés après avoir publié 123 critiques, que par <g0urAngA>, qui ne compte que 24 abonnés alors même qu’il a publié la bagatelle de 1691 critiques16. Je peux aussi me servir de la taille : les textes postés sur AlloCiné au sujet d’Interstellar comprenant de 80 à 24 000 signes, je peux passer outre les plus courtes17, qui se présentent souvent comme des boutades ou comme des jugements qualifiants non justifiés. Ce double tri par la taille et par la présence d’assertions subjectives lapidaires sert aussi à débusquer les fakes, envois un peu trop laudateurs postés ou commandés par des acteurs financiers de l’œuvre.
Une ultime stratégie de sélection, enfin, lorsqu’on n’appartient pas à une communauté précise et qu’on surfe un peu au hasard des sites, est de ne prendre en compte que des internautes qui motivent leur jugement par ces notations autobiographiques que s’interdisent les professionnels : « Certains vont me demander pourquoi, moi, qui n’ai ni amoureuse à amener en salle et suis passionné de film d’animation et de Kubrick, je suis allé voir cette adaptation d’un livre érotique dont la qualité a été énormément remise en cause par plusieurs analystes ? »18.
Ainsi peut-on connaître un peu mieux celui qui parle, et mesurer ses jugements à l’aune de ce qu’il nous donne à savoir de ses goûts et de sa personnalité… Bref, le nombre et le tri ne constituent pas des barrières insurmontables.
Donner son avis sans parler
Serge Kaganski, critique de cinéma professionnel, a sans doute raison de dire qu’Internet propose, en matière d’avis sur les images, « le plus souvent des textes à l’emporte-pièce, mal écrits, mal argumentés »19. Cette assertion appelle cependant deux remarques. La première est qu’il ne faut pas confondre texte mis en ligne et texte lu. Comme on l’a vu à la ←14 | 15→section précédente, d’incessants processus collectifs de tri et de sélection permettent à l’internaute à la recherche d’expertises (ou simplement de textes bien écrits, ou drôles) d’ignorer les posts sans intérêt, trop subjectifs ou remplis d’incorrections, pour aller directement à ceux qu’il juge utile. La seconde est que le reproche d’écrire des textes « mal argumentés » s’adresse à égalité aux amateurs et aux professionnels, car il est rarissime que les critiques donnent à voir le paradigme cinéphile dont ils se servent, c’est-à-dire les critères auxquels doit satisfaire un film ou une série pour obtenir leurs faveurs20. À rebours de l’avis de Kaganski, notons aussi que dans l’exercice courant de la critique, les vidéastes du web (voir plus bas) possèdent une indéniable supériorité argumentative sur les textes écrits des professionnels de la presse, puisqu’ils nous montrent volontiers sous formes d’extraits ou de captures l’objet même dont ils parlent, nous permettant de mesurer de visu la justesse de leur jugement. Et s’ils ne fournissent pas les images qu’ils critiquent, nous pouvons aller les chercher, plus ou moins légalement.
Plus sûrement encore que l’avènement des chaînes câblées et celui de la VOD, Internet a par là-même sonné le glas du provincialisme cinéphile, en l’occurrence celui des Parisiens habitant dans la ville du monde qui offrait, à partir de l’après-guerre, le plus de films différents à l’affiche, et qui condamnait les non-Parisiens à être des cinéphiles au sens de Bourdieu, c’est-à-dire des personnes « qui savent tout ce qu’il faut savoir des films qu’ils n’ont pas vus »21. Pour le dire avec le vocabulaire de l’histoire de l’art, Internet a mis fin au privilège de l’autoscopie – la supériorité que confère le fait d’avoir vu de ses propres yeux telle œuvre rare. Certains cinéphiles professionnels essaient tant bien que mal de faire perdurer ce privilège en assurant que voir un film sur un écran d’ordinateur revient à regarder un tableau de maître sous forme de photocopie22, mais leurs ←15 | 16→arguments désignent une préférence personnelle pour les séances en salle, non une différence dans l’exercice du connoisseurship23.
Au regard de la critique écrite, Internet a aussi apporté la variété des formes d’expression. À côté des imitations du modèle imaginaire fixé par la presse écrite, avec des wannabe ou des internautes qui s’amusent simplement à jouer au critique, on trouve toutes sortes de textes. L’autobiographie, tranche de vie comprenant la consommation du film, s’observe couramment, pour le plus grand bonheur des chercheurs qui travaillent sur la construction de l’identité24. La controverse aussi, dont des organes de presse comme Télérama donnent parfois une vision réduite, sinon étique, sous forme d’une colonne pour/une colonne contre. Ou encore l’agrégation de données relatives à l’objet évalué – par exemple, la transcription des dialogues d’une série, épisode par épisode… La notion même d’œuvre, sur la toile, est plus large, puisque des discussions sur des images non encore tournées (le prochain film d’un tel, la prochaine saison d’une série), voisinent avec des critiques qui se concentrent sur le paratexte (l’affiche d’un film, les bonus d’un DVD). De surcroît, la mise à disposition (plus ou moins légale) d’un film ou d’une série peut aussi valoir comme une critique (positive, en général, car il est rare qu’on se donne la peine de conserver une œuvre à laquelle on ne tiendrait pas). Plusieurs pratiques venues des mondes de l’art s’y côtoient, notamment la collection, la curation et la réparation. Le terme de collection couvre ici, à la fois, les films et les séries que l’on stocke chez soi et ceux que l’on met à disposition d’autrui. Internet, et c’est un de ses atouts aux yeux des sociologues de la culture, « rend visible l’action personnelle des cinéphiles anonymes, soucieux de contrôler la qualité des films et de s’entraider dans le cadre du marché, et leur coopération pour se faciliter réciproquement ←16 | 17→la constitution de collections »25. La curation consiste souvent à proposer un parcours d’extraits à visionner (on le verra plus bas avec les vlogueurs), ou de films connectés par des renvois intertextuels. La réparation, elle, qui va souvent de pair avec la panthéonisation alternative, consiste à sauver de l’oubli des œuvres écartées par les institutions en place. Ainsi le site la Caverne des Introuvables, de 2009 à 2012, proposait-il 2000 films dédaignés par les institutions. Ses animateurs avaient posté ce message lors de l’imposition légale de fermeture :
Merci aux posteurs, repackers, sous-titreurs, collectionneurs d’archives, enregistreurs fous, etc. qui ont inlassablement partagé leurs pépites, chacun avec leurs goûts et préférences, pour que le plus grand nombre ait provisoirement accès à un ciné-club éphémère d’œuvres délaissées par les professionnels et les chaînes de télévision, noyautées par les spéculateurs du film d’occasion, et qui tombent un peu plus dans l’oubli à chaque nouveau standard technologique. Grâce à vous nous avons pu (re)découvrir des centaines de films qui croupissent dans des armoires, attendant qu’un éditeur français veuille bien les trouver suffisamment rentables pour s’y intéresser26.
L’un des grands plaisirs de la cinéphilie et de la sériephilie connectées consiste d’ailleurs à télécharger immédiatement une œuvre dont on vient de lire la critique enthousiaste et convaincante ; son visionnement sera alors l’occasion de mesurer la validité des qualificatifs (et des éventuels arguments) que son auteur a employés pour nous convaincre. « Comme j’ai envie de progresser, je regarde tout ce qu’on me conseille. Dès que je repère la critique d’un film avec la note 9/10, je télécharge et je mate […] Mon régime c’était six films par jour mais mon record ça reste vingt et un films, certains, évidemment, passés en accéléré »27. Un autre plaisir – un plaisir de fan, en l’occurrence, qui n’est pas institutionnellement considéré comme de la critique – consiste à aller sur des sites qui traitent les films ou les séries comme des vehicles, au sens où l’on appelle star vehicle un film uniquement fait pour mettre en valeur une star, mais en élargissant la portée de l’expression au-delà des comédien.ne.s. Quantité de sites ←17 | 18→sont ainsi érigés à la gloire des automobiles (quelle voiture tel personnage conduit-il ?), des décors réels (où a été filmée telle scène « culte » ?)28, etc. Enfin, l’auto-organisation des cinéphiles et surtout des sériephiles anonymes peut s’observer dans la chasse que font certains d’entre eux aux spoils, révélations susceptibles de gâcher le plaisir du commerce avec l’œuvre29.
Terminons ce tour d’horizon des pratiques avec ce qui est sans doute la spécificité la plus spectaculaire de la critique sur le web : la possibilité de considérer l’œuvre comme un matériau et non plus comme un texte à commenter. L’univers diégétique fournit ainsi matière à pratiquer le worldbuilding, construction à visée exhaustive du monde fictionnel, avec par exemple la mise en ligne des fiches d’une encyclopédie dédiée à une franchise. Sur cette même base s’épanouissent le forensic reading, décryptage ultra-minutieux des images, à la manière du médecin-légiste, ainsi que la confection de fanfics, fictions écrites ou tournées par les fans, par exemple pour étendre l’univers de départ en y racontant d’autres histoires, ou pour en proposer des versions alternatives en terme de genre ou d’idéologie. Ce sont là autant de cas où « les choses se rendent intéressantes à ceux qui s’intéressent à elles »30, et donnent envie de s’investir dans leur célébration, leur étude ou leur expansion. À qui rechignerait à voir là une forme de critique, on conseillera de se tourner vers des pratiques comme la mise en ligne d’UGC (User-Generated Contents) comme les parodies, les fan-edits, les superedits, les mashups, les side-by-side et autres switcheroos audiovisuels qui fleurissent sur YouTube et autres DailyMotion, et qui souvent constituent bel et bien des critiques exprimées avec d’autres langages que le traditionnel écrit. Les parodies de bandes-annonces à la manière de Michael Bay fustigent l’excès d’explosions et de destructions dans les films de ce réalisateur ; les remontages de la première trilogie au sein du fandom Star Wars sont une manière de désapprouver l’« édition spéciale » qu’en a fait George Lucas (fan-edits) ; la mise bout à bout de tous les moments où les personnages de Lost, interloqués, s’écrient ←18 | 19→« What ?! » pointe le fait que les concepteurs de la série ont abusé de cette figure (superedit) ; Brokeback To The Future, en mélangeant Brokeback Mountain à Retour vers le futur 2, amène à voir un sous-texte gay dans la relation qu’entretiennent Marty McFly et Doc Brown (mashup) ; la juxtaposition de scènes de Pocahontas et d’Avatar montre combien le scénario du second ressemble à celui du premier (side-by-side) ; le collage du son de la bande-annonce de Dark Knight sur les images de celles du Roi Lion met à jour la part d’ombre, masquée par la musique et les scènes comiques, dans le dessin animé Disney (switcheroo) ; etc. Tout cela, c’est de la critique – et nullement de la critique marginale, puisque les plus courus de ces produits comptent des millions de vues.
Or les trois dimensions que nous venons de voir – le tri communément effectué parmi la masse des critiques en ligne, la variété des regards critiques et l’essor de la critique non-écrite – restent peu étudiées. Dans le monde académique, on persiste souvent à analyser à l’aide de mots-clés d’énormes corpus de critiques « traditionnelles », c’est-à-dire écrites31. Une méthode qui mène en général au dualisme dégagé par Pierre Bourdieu dans la Distinction, avec une opposition entre critique esthétique kantienne centrée sur la forme du côté des professionnels (que les amateurs les plus assidus prennent comme modèle), et une esthétique populaire centrée sur le contenu et l’émotion du côté des amateurs32. Or on perd beaucoup dans l’opération. Comme le dit Jean-Marc Leveratto à propos de ce genre de dichotomies, « la profusion des objets consommés, la richesse de leur texture et la multiplicité des expériences offertes par le marché sont ramenées à l’opposition entre deux indicateurs de cultures différentes, deux noms d’artistes, ou de genres, ou de styles censés épuiser le sens d’un loisir littéraire ou artistique : Godard ou Spielberg, roman contemporain ou roman Harlequin, etc. »33. La compétence cinéphile du spectateur ordinaire se réduit alors à ce qu’il écrit dans son post ou, ←19 | 20→pire, au pouce levé ou au pouce baissé qui accompagne, conclut ou remplace son avis motivé34. Alors que voir un film ou une série, pour continuer avec Leveratto qui se sert ici des travaux de Marcel Mauss, est « stricto sensu une technique du corps, une “manière de savoir se servir de son corps” pour le regarder, une activité “bio-psycho-sociologique” dans laquelle l’efficacité ressentie du film est inséparable de l’action du corps sur lui-même »35. C’est aussi pourquoi, sans doute, les YouTubeurs qui se mettent en scène, ainsi que les vidéos en vis-à-vis où l’on regarde quelqu’un regarder ou jouer à un jeu vidéo, ont autant de succès.
Dans les critiques qu’ils postent, les amateurs non seulement manifestent une certaine attention à leurs propres émotions, mais ils prennent parfois le soin de mentionner des détails autobiographiques visant à préciser dans quelles circonstances ou en compagnie de qui ils ont visionné l’œuvre qu’ils critiquent : « J’ai été voir ce film dans d’excellentes conditions : écran 4k et sièges séparés en cuir de grand confort, bref, tout pour en avoir plein la vue »36.
Ces caractéristiques sont usuellement déconsidérées, en ce qu’elles trahissent « l’incompétence artistique du spectateur ordinaire identifié au spectateur des “classes populaires” ». Or c’est là faire « un contresens sociologique, fondé sur une compréhension rudimentaire du marché cinématographique, mais qui est rendu particulièrement résistant [parce qu’il s’accorde avec] le discours de déploration permanente de la critique cinématographique française »37. Ce discours, au nom, généralement, de l’idée kantienne de désintéressement, fait de la mention des émotions et des circonstances un défaut, alors même qu’il faudrait en faire une qualité. Car l’objet (ici, la série ou le film) « ne “contient” ←20 | 21→pas ses effets, il se découvre précisément à partir de l’incertitude, de la variation, de l’approfondissement des effets qu’il produit, lesquels effets ne tiennent pas qu’à lui, mais aussi à ses moments, à son déploiement, et aux circonstances »38. Par-delà ces différences, le discours du critique professionnel et celui de l’amateur en ligne ne diffèrent pas tant qu’on le croit généralement, en ce sens qu’ils sont d’abord des formes d’expression d’un attachement à un art, à des artistes et à des œuvres. C’est pourquoi l’affirmation d’une position logique de supériorité du premier sur le second passe si mal ; ainsi sous la plume de L’homme-grenouille, blogueur cinéphile bien connu : « En avançant leurs titres de théoriciens, historiens, critiques, directeurs, ces bonshommes cherchent à nous faire croire qu’ils savent mieux que nous, alors que la cinéphilie n’a jamais été une question de savoir mais de sentiment. Or, en termes de sentiments, on est tous égaux »39.
Les différences entre cinéphilies et sériephilies
Les sériephiles considèrent-ils le cinéma comme jadis les cinéphiles parisiens des années 1950 la littérature, c’est-à-dire comme un modèle dont on envie la légitimité tout en soulignant les différences de nature qu’il entretient avec celui qu’on promeut ? Oui pour Antoine de Baecque, qui retrouve chez eux « ce rapport fasciné à l’objet et puis ce culte de l’écart un peu dandy, qui permet de tenir un discours sophistiqué sur des objets culturels dits “vulgaires” »40. Or si ce type de discours existe bel et bien au sein de la sériephilie, ce n’est pas le type dominant. Depuis 2009, date de cette déclaration, l’image des séries en terme de légitimité culturelle a changé ; on ne les dit plus d’emblée « vulgaires »41.
←21 | 22→Une autre attitude courante consiste, au contraire, à opposer cinéphilie et sériephilie (écrites au singulier) en soulignant leurs différences. C’est le cas dans certains travaux d’Hervé Glevarec où :
– la cinéphilie suppose l’inscription de l’amateur dans une institutionnalisation et une socialisation par le biais de la séance en salle, une orientation générale de l’appréciation en direction de la forme, un régime de valeur ascétique qui passe par un apprentissage sacerdotal des connaissances pré-requises, et une attention prioritaire aux auteurs et aux genres ;
– alors que la sériephilie suppose l’inscription de l’amateur dans une désinstitutionalisation et une individualisation par le biais du libre visionnage en ligne, une orientation générale de l’appréciation en direction du personnage42, et un régime de valeur hédonique (consommation effrénée, addiction, binge watching…)43.
Quantité de spectateurs pratiquent effectivement un double standard en matière de consommation, ne serait-ce qu’à cause de l’obligation (hors quelques expériences sans grand succès44) de regarder les séries chez soi et non en salle. Leur œil et leurs exigences diffèrent selon qu’ils regardent un film ou une série. Mais d’autres passent indifféremment d’un format à l’autre. S’intéresser à la forme ou aux personnages, regarder seul ou à plusieurs, quand on veut ou quand la chaîne le dit, taire son appréciation ou en parler autour de soi, mémoriser des filmographies comme on apprend une récitation ou se goinfrer d’images, sans parler de la production de fanfics et de parodies ou du worldbuilding, tout cela se fait aussi bien avec des films qu’avec des séries45. Certes, des différences d’ordre narratologique séparent les objets eux-mêmes : les films présentent ←22 | 23→des personnages dont on ne sait pas tout et, du fait de leur brièveté, recourent systématiquement aux ellipses narratives, tandis que les séries privilégient le « coming out existentiel » des personnages et dédaignent les ellipses46. Cependant ce sont là des différences quantitatives, qui découlent d’un écart de taille davantage que d’un écart de style (il y a plus de personnages dans une série, ou bien il leur arrive plus de choses, surtout quand elle s’étale sur plusieurs saisons). Une différence existe bien entre le style elliptique appliqué à des personnages opaques et le style non elliptique appliqué à des personnages transparents, mais elle sépare des manières de faire et non des formats audiovisuels (par exemple, Twin Peaks est une série incroyablement elliptique, truffée de personnages opaques). De plus, films et séries s’influencent réciproquement, surtout depuis quelques années. Les méthodes de tournage et de montage des séries haut de gamme viennent tout droit du cinéma ; de fait, acteurs, réalisateurs, scénaristes et musiciens passent eux aussi de l’un à l’autre sans toujours changer de manière. Et la manie de donner des suites aux films à succès n’a jamais été aussi flagrante depuis le succès des séries de qualité, ni l’ambition de construire des univers narratifs qui connectent les films entre eux à la manière des épisodes d’une série chorale (exemple le plus frappant : le Marvel Cinematic Universe, avec 18 longs-métrages connectés entre 2013 et 2018).
Cela ne signifie pas qu’aucune différence ne sépare les attachements aux films et aux séries tels qu’ils s’expriment sur Internet. Une pratique comme le live tweeting, par exemple, est courante en ce qui concerne les premières diffusions d’épisodes de séries, mais très marginale en ce qui concerne les films. De même en matière d’empowerment des fans : parvenir à exercer une influence effective sur la production des œuvres (exclure ou réintégrer un personnage, conclure un récit interrompu, comme dans le cas de Sense847) s’observe plus fréquemment dans le cas des séries qui s’installent pour des années et semblent ouvertes aux changements de cap ←23 | 24→en cours de route. La différence de durée a aussi comme conséquence de faire d’Internet le médium privilégié de l’exercice de la critique sériephile, car les séries sont des objets qui se modifient d’une saison à l’autre, sinon en cours de saison ; or la presse écrite ne peut pas se permettre de publier une critique pour chaque épisode – ce qui est pourtant la seule façon de produire une appréciation honnête de ces œuvres gigantesques par la taille et, à cause même de cela, souvent hétérogènes (toutes les saisons et tous les épisodes, aux yeux des amateurs, ne se valent pas).
Résumé des informations
- Pages
- 298
- Année de publication
- 2019
- ISBN (PDF)
- 9782807612471
- ISBN (ePUB)
- 9782807612488
- ISBN (MOBI)
- 9782807612495
- ISBN (Broché)
- 9782807612464
- DOI
- 10.3726/b16133
- Langue
- français
- Date de parution
- 2019 (Octobre)
- Published
- Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2019. 298 p., 1 ill. n/b.