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Le cinéma de Wojciech J. Has au miroir de la littérature

de Jessy Neau (Auteur)
©2023 Monographies 230 Pages

Résumé

Cet ouvrage offre une réflexion sur l’adaptation cinématographique de la littérature, en prenant pour moteur la filmographie du réalisateur polonais Wojciech J. Has (1925-2000). Celui-ci a en effet fréquemment recouru à l’adaptation de textes littéraires, que ce soient ceux de Jean Potocki, de James Hogg ou d’Anton Tchekhov. Ses films parviennent d’ailleurs à créer un véritable dialogue entre ces textes littéraires pourtant très différents, tant au niveau de leur époque que de leurs thèmes. Cet ouvrage étudie ainsi plus précisément les films Manuscrit trouvé à Saragosse (1965), La Poupée (1968) ou encore La Clepsydre (1973), trois œuvres d’auteurs aux caractéristiques très différents – Jean Potocki, Bolesław Prus et Bruno Schulz –, écrites de la fin des Lumières à l’entre-deux guerres mondiales.. Il explore ainsi l’univers cinématographique incomparable du réalisateur polonais, et étudie la manière dont ce dernier construit, grâce à l’adaptation, de nouveaux modes d’intertextualité. Quelles interprétations des textes peuvent dès lors apparaître ? D’autre part, le choix de sources littéraires opéré par Has montre-t-il, de manière cryptée, certaines ressemblances repérées a posteriori entre ces divers textes eux-mêmes ? Les films de Wojciech Has permettent de stimuler l’étude du phénomène de l’adaptation et la redécouverte de trois œuvres littéraires riches et étonnantes .

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Remerciements
  • Introduction
  • Des films de Wojciech Has vers la littérature
  • Manuscrit trouvé à Saragosse, La Poupée, La Clepsydre : trois « dispositifs » d’adaptation
  • Des figures d’adaptation
  • Des blocs et des séries d’adaptation
  • Chapitre I : Wojciech Has, cinéaste de l’imaginaire
  • Wojciech Has et le cinéma polonais
  • Wojciech Has, le réalisme socialiste et « l’École polonaise » (1957–1963)
  • Du Manuscrit trouvé à Saragosse à La Clepsydre : des films fantastiques ? (1965–1973)
  • Les derniers films : mélancolie et solitude (1982–1988)
  • Thèmes et traits stylistiques des films de Wojciech Has
  • Narration et personnages
  • Caractéristiques formelles
  • Chapitre 2 : La pratique d’adaptation de Wojciech Has
  • Manuscrit trouvé à Saragosse : adapter un roman de l’impossible
  • Le roman Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki : des défis pour l’adaptation
  • Le contexte de production et de diffusion du film Manuscrit trouvé à Saragosse (1965)
  • Adapter un roman écrit « sur deux colonnes »
  • « L’écriture du treizième mois » : La Clepsydre (1973) et les récits de Bruno Schulz
  • Un dispositif d’adaptation en « émulsion »
  • La Clepsydre et la nouvelle de Bruno Schulz, « Le Sanatorium au croque-mort »
  • Le double de La Clepsydre : une proposition de circulation dans l’univers de Bruno Schulz
  • Conclusion : des figures d’adaptation
  • Chapitre 3 : Manuscrit trouvé à Saragosse (1965)
  • Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki : une machine à fasciner
  • Un labyrinthe éditorial
  • Le vertige des emboîtements
  • Le premier décaméron : la Venta Quemada
  • Deuxième décaméron : mise en place d’un « système »
  • Troisième, quatrième et cinquième décamérons : des nœuds et des dénouements en séries
  • Sixième décaméron (version de 1810 uniquement) : le complot final
  • La fabrique fictionnelle du Manuscrit trouvé à Saragosse
  • Le film Manuscrit trouvé à Saragosse, théâtre du monde
  • De la Venta Quemada au château du cabaliste
  • Une expérience théâtrale
  • Une expérience d’émerveillement
  • Une expérience d’illusion
  • Chapitre 4 : La Poupée (1968)
  • La Poupée de Wojciech Has (1968) et La Poupée de Bolesław Prus : figures de l’immobilité
  • La Poupée de Bolesław Prus (1889)
  • La Poupée de Wojciech Has (1968) et la séquence des mannequins
  • L’urbanité dans le roman La Poupée de Bolesław Prus
  • Le Varsovie de La Poupée de Bolesław Prus
  • Le Paris de La Poupée de Bolesław Prus
  • Réversibilité du regard
  • Le film La Poupée comme adaptation cachée du « Traité des mannequins » de Bruno Schulz
  • Détour littéraire : les mannequins dans l’œuvre de Bruno Schulz
  • Retour à La Poupée littéraire
  • Le devenir mannequin de La Poupée filmique
  • Chapitre 5 : La Clepsydre (1973)
  • La Clepsydre (1973), un parcours dans le monde littéraire de Bruno Schulz
  • La Clepsydre comme rêve. Errance et dérive dans le sanatorium
  • Temps de l’errance et de la ruine
  • Écriture du rêve
  • Une totalité contenue dans un fragment
  • La Clepsydre et l’écriture du « treizième mois » de Bruno Schulz
  • Un film qui mélange les temporalités
  • La nouvelle de Bruno Schulz : « Un temps qui n’est plus sévèrement surveillé »
  • Un film-labyrinthe, une écriture rhizomatique
  • Conclusion
  • Figures d’adaptation dans la filmographie de Wojciech Has
  • Les ruines et la collection d’objets
  • La figure de la table
  • Le grotesque
  • Bibliographie
  • Références iconographiques
  • Titres de la collection

Remerciements

Je remercie de tout cœur Dominique Nasta pour avoir accepté cet ouvrage dans la collection qu’elle dirige ainsi que pour ses précieux conseils. Je remercie Thierry Waser de son accompagnement dans tout le processus éditorial, et Maurine Nyssen de l’Université Libre de Bruxelles pour ses relectures. Merci au Centre Universitaire de Formation et de Recherches de Mayotte ainsi qu’au RIRRA21 à l’Université Paul Valéry Montpellier 3 pour avoir contribué à l’élaboration de cet ouvrage.

Cet ouvrage est issu du remaniement de ma thèse de doctorat : j’adresse ainsi mes remerciements les plus chaleureux à Denis Mellier et à Daniel Vaillancourt pour leur accompagnement au cours de ces années inoubliables, passées au Canada et en France, et pour notre amitié qui continue. Merci aux membres du jury qui ont pris le temps de me lire.

Je suis reconnaissante envers l’Université de Poitiers et l’Université Western Ontario, pour m’avoir permis de mener à bien cette recherche. De nombreux professeurs et camarades, devenus des amis, m’y ont soutenue en créant des environnements amicaux, intellectuels et professionnels agréables, ils ont toute ma gratitude pour cela. Je n’oublie pas les professeurs de l’Université de Varsovie qui m’ont si bien accueillie lors de mon année d’échange en 2010–2011.

Tous mes proches ont ma gratitude pour leur affection, mais j’adresse un remerciement tout particulier à ma mère, Barbara, qui m’a aidée à traduire certains articles du polonais vers le français. Merci à mon compagnon, Susheel, de son soutien indéfectible dans cette aventure.

Introduction

Le réalisateur polonais Wojciech Jerry Has (1925–2000) fait partie de ces cinéastes qui ont la capacité de faire entrer le spectateur dans un univers unique et cohérent : chaque film contribue à bâtir un monde immédiatement reconnaissable par ses décors et ses personnages, son montage et ses constructions narratives. De surcroit, cette cohérence dans l’originalité compose avec l’hétérogénéité. Chaque film représente une facette inédite de ce monde : le spectateur éprouve une familiarité qui va de pair avec le sentiment d’un renouvellement répété, à l’instar des œuvres d’Orson Welles, Raoul Ruiz, Pier Paolo Pasolini, Luchino Visconti. Ces cinéastes ont aussi pour point commun de recourir fréquemment à l’adaptation, de manières certes diverses et avec des intentions esthétiques relatives à chacun, mais qui ont toutes pour effet de transfigurer le texte source.

Wojciech Has, surtout connu en dehors de la Pologne pour son Manuscrit trouvé à Saragosse (1965), fait incontestablement partie de ces maîtres, quoiqu’il demeure à ce jour bien moins célèbre malgré l’admiration de ses pairs comme Martin Scorsese ou Luis Buñuel, et l’obtention du Prix du jury au Festival de Cannes de 1973 pour La Clepsydre. Tout comme les grands cinéastes évoqués précédemment, son esthétique personnelle, teintée de baroque et de surréalisme, s’épanouit progressivement au cours de ses quatorze longs-métrages. Wojciech Has n’a fait partie d’aucune « école », il fait figure d’iconoclaste au sein du paysage cinématographique polonais. Il s’agit là encore d’une caractéristique partagée avec le cinéma de Welles, de Pasolini et d’autres cités ci-dessus.

Le cinéaste a entretenu des liens privilégiés avec la France, à l’instar d’autres réalisateurs polonais comme Krzysztof Kieślowski. Wojciech Has a en effet bénéficié d’une réception favorable dans ce pays, ses films y ont trouvé un public certes restreint, mais souvent marqué par la rencontre avec son univers. Manuscrit trouvé à Saragosse et La Clepsydre ont ainsi enthousiasmé des milliers de spectateurs lors de leur sortie dans les salles parisiennes. La toute première thèse de doctorat sur l’œuvre de Wojciech Has a été écrite en français, par Anne Guérin-Castell1. Or, si Wojciech Has est redécouvert plus largement à travers le monde de manière posthume, notamment dans les pays anglophones (le Barbican, à Londres, lui a consacré une rétrospective en 2009 ; un premier livre en anglais, écrit par Annette Insdorf, est paru en 20172), peu de travaux lui ont été dédiés en langue française depuis cette première thèse soutenue en 1998.

Ce livre propose de tracer un itinéraire dans la filmographie de Wojciech Has, en déroulant un fil conducteur : celui de l’adaptation cinématographique. Presque tous les films de Has, en effet, sont des adaptations de textes littéraires. Les choix du cinéaste témoignent d’un éclectisme profond : le roman à tiroirs de la fin des Lumières, Manuscrit trouvé à Saragosse (écrit entre 1794 et 1810) de Jean Potocki, les nouvelles au verbe démiurgique situées dans la Galicie de l’entre-deux-guerres de l’écrivain-dessinateur Bruno Schulz ; le récit, tout à fait gothique, publié en 1824 (Confession du pécheur justifié) de l’Écossais James Hogg ; une nouvelle d’Anton Tchekhov dépeignant la morosité pétersbourgeoise (Une Histoire banale), plusieurs œuvres d’écrivains polonais du XXe siècle comme Marek Hłasko ou Kazimierz Brandys. Cela le rapproche, là aussi, d’un Pasolini, d’un Welles ou d’un Ruiz qui se sont attaqués à des textes mythiques (les Contes de Canterbury, Les Mille et une nuits ou le théâtre de Shakespeare pour Pasolini), écrasants de complexité par leur caractère indécidable (Le Procès de Kafka, adapté par Welles) ou leur modernité esthétique (Le Temps retrouvé de Marcel Proust pour Ruiz), tout en parvenant à les transmuer en films lumineux.

Or, le constat qui nourrit le présent travail est le suivant : malgré cette hétérogénéité des sources d’adaptation, les films de Wojciech Has possèdent une très grande solidarité entre eux, d’un point de vue formel et stylistique. Son œuvre est marquée par une luxuriance de la scénographie et une esthétique du débordement, avec des décors pleins de bric-à-brac et d’objets insolites. Ses films sont bâtis sur des récits aux étirements temporels complexes et souvent émaillés de séquences contemplatives. D’un point de vue thématique, ses films mettent en scène des personnages du retrait, de la rêverie. Des éléments itératifs traversent tous ses films : un personnage regardant par la fenêtre le monde extérieur, la présence sonore de sanglots à l’origine indéterminée. Konrad Eberhardt, critique de cinéma contemporain du cinéaste, résume de cette façon cette cohérence artistique du réalisateur :

Il en a toujours été ainsi : Wojciech Has est enfermé dans le cocon de ses fantasmes, de ses fascinations et obsessions ; il n’a jamais fait autre chose que de créer un seul et unique film, toujours le même, dans lequel il jette çà et là, quelques éléments renouvelés, quelques nouvelles sources d’inspiration éventuelles aussi différentes entre elles que différentes de lui-même, comme Hłasko, Dygat, Brandys, ou le comte Jean Potocki3.

Cependant, ces propos ne sauraient faire croire à l’utilisation des sources littéraires par Wojciech Has comme simples prétextes : elles ne sont pas seulement jetées « çà et là », elles fournissent un véritable projet expressif pour chacun de ses films. En réalité, on peut même parler d’une forme de « sur-fidélité4 » aux textes d’origine : les films de Wojciech Has reprennent parfois littéralement les dialogues du Manuscrit trouvé à Saragosse ou certaines métaphores poétiques venues de l’œuvre de Bruno Schulz. Le présent ouvrage repose sur la tentative de saisir ce paradoxe : à partir de sources très variées, aussi bien du point de vue temporel et linguistique qu’esthétique, Wojciech Has compose une œuvre cinématographique cohérente.

Des films de Wojciech Has vers la littérature

Au cœur de cet ouvrage repose l’interrogation qui consiste à s’intéresser au corollaire de cette singularité : comment « ce film unique » que crée Wojciech Has, ce monde cinématographique très personnel, éclate-t-il vers ces différents textes littéraires ? Ne voit-on pas dès lors émerger, à l’aune de cette filmographie, des liens entre Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki et les récits de Bruno Schulz, entre ces derniers et le roman du XIXe de Bolesław Prus, La Poupée ? Je suggère donc de valider les propos de Konrad Eberhardt, en les interprétant d’une façon littérale. Cet ouvrage fait des films de Wojciech Has le noyau central d’une analyse qui inclut aussi leurs textes sources. Cette approche éclaire certaines analogies entre des textes qui, entre eux, n’entretiennent aucun rapport de reprise, puisqu’ils appartiennent à trois siècles différents, de la fin des Lumières aux années 1930. Une telle structure fonde ainsi un système textuel original, où les « sujets naissent, non seulement d’une organisation de motifs, mais d’une nouvelle motivation compositionnelle et esthétique5 », comme le décrit Michel Serceau en évoquant ces cas d’adaptations qui constituent un nouvel intertexte. Cet ouvrage vise à expliciter les liens que forment les films de Wojciech Has pour l’analyse des textes de Jean Potocki, Bolesław Prus et Bruno Schulz. Il s’agit donc de révéler comment les films de Wojciech Has jouent le rôle de « miroirs » de la littérature, permettant même de créer des reflets multiples, c’est-à-dire entre les textes eux-mêmes.

La démarche proposée s’inscrit dans le champ des études de l’adaptation dans ses approches intertextuelles, voies engagées depuis les travaux de Robert Stam6, et poursuivies grâce aux nombreux ouvrages et articles publiés dans les pays anglophones7. Si ces travaux n’ont pas réglé tous les problèmes théoriques qui demeurent au sujet de l’adaptation8, ils ont le mérite d’ouvrir ce champ à la pluralité de ses pratiques analogues (la reprise, la réécriture, la parodie, la citation). Une dyade texte/film n’est jamais isolée : autour d’elle gravitent des reprises antérieures, des reprises postérieures. Un texte perçu comme « orignal » peut lui-même être basé sur de nombreuses autres sources.

L’approche intertextuelle de l’adaptation relève donc souvent d’une mise en réseau qui s’intéresse à de nombreux objets et non pas uniquement à la relation entre un texte et un film. Le présent ouvrage, s’il se concentre sur l’œuvre d’un seul réalisateur, se nourrit de cette conception critique car il s’intéresse à la manière dont l’adaptation révèle souvent des effets d’intertextualité multiples, qui débordent les seuls films de Has et les textes de Jean Potocki, Bolesław Prus et Bruno Schulz.

D’autre part, du fait que les films de Has constituent les noyaux centraux de l’analyse de corpus, j’inscris cette démarche dans la lignée de plusieurs travaux sur l’adaptation qui proposent de s’intéresser à ce que le cinéma fait à la littérature9, là où pendant longtemps la logique d’influence (que ce soit au niveau de la production ou de la réception) n’a été envisagée que dans un sens, celui du texte vers l’image.

Manuscrit trouvé à Saragosse, La Poupée, La Clepsydre : trois « dispositifs » d’adaptation

Wojciech Has réalise, entre 1957 et 1988, quatorze longs-métrages, dont trois sont ici examinés de manière plus précise : Manuscrit trouvé à Saragosse (Rękopis znalezniony w Saragossie, 196510), La Poupée (Lalka, 196811), et La Clepsydre (Sanatorium pod klepsydrą, 197312). Étalés sur une période de huit ans, chacun d’eux propose une manière singulière d’adapter un texte par l’élaboration d’un « dispositif » unique d’adaptation. Néanmoins ces trois films possèdent des points communs qui permettent d’opérer des passerelles entre eux, ainsi qu’entre les textes adaptés.

Les sources littéraires de ces trois films relèvent, là aussi, de l’hétérogénéité, ne serait-ce que par leurs écarts temporels : Manuscrit trouvé à Saragosse, écrit en plusieurs phases de 1794 à 1810, est un roman du crépuscule des Lumières13 ; La Poupée de Bolesław Prus est le roman le plus connu du « positivisme » polonais de la fin du XIXe siècle14, un mouvement proche du naturalisme français. Les nouvelles de Bruno Schulz sont composées dans l’entre-deux-guerres, dans deux recueils parus en 1934 et 193715.

Des traits communs dans ces trois adaptations cinématographiques surgissent, que l’on peut associer au fantastique16. Les films Manuscrit trouvé à Saragosse et La Clepsydre possèdent sans nul doute des motifs qui relèvent du surnaturel, qui sont déjà présents dans les textes d’origine. Dans le premier cas, il s’agit d’un roman dont le motif récurrent est une nuit d’amour bigame qui s’achève par le réveil du protagoniste sous une potence. Dans le deuxième, le fantastique est porté par un récit situé dans un sanatorium aux lois temporelles manipulées. En ce qui concerne La Poupée, une étrangeté latente du texte de Bolesław Prus est largement amplifiée par l’adaptation. Dans ces trois cas, le fantastique filmique excède celui du roman, par l’ajout d’éléments qui relèvent nettement du surnaturel, par exemple le motif du double dans Manuscrit et La Clepsydre ou la présence de figures féminines dont le caractère organique ou artificiel est indéterminé dans La Poupée.

Ce sont donc trois logiques d’adaptation qui prennent forme au moyen de trois figures fantastiques (le double, la poupée, le temps manipulé) dans l’œuvre de Wojciech Has : actualisation de problèmes d’architecture et de versions incomplètes d’un texte (Manuscrit trouvé à Saragosse) ; inscription figurale d’une énigme littéraire (La Poupée) ; création filmique d’un parcours textuel inédit grâce à un motif au départ thématique (La Clepsydre). On le voit, le fantastique joue ici le rôle d’opérateur de lisibilité, éclairant les conditions de passage du texte au film, du moins si l’on se situe d’un point de vue spectatoriel. C’est ici qu’il faut préciser ce qu’est une « figure fantastique », et expliciter sa fonction dans la désignation des mécanismes de l’adaptation17.

Des figures d’adaptation

Dans les analyses des films et des textes, certaines dynamiques inscrivent et désignent le jeu différentiel entre le texte et le film adaptés. Une figure filmique peut ainsi métaphoriser, avec ses caractéristiques propres, certains traits du texte d’origine. De façon autoréflexive, elle peut aussi renvoyer à la manière dont elle porte la marque du passage et de la conversion du texte dans l’image. On pourrait dire qu’il s’agit de figures d’adaptation. Les figures fantastiques dont il est question dans mon analyse des films de Wojciech Has – le double, la femme inorganique, le temps manipulé – viennent inscrire des éléments de transformation, de paradoxe, de déplacement, de morcellement. Ce sont donc les pouvoirs interprétatifs de ces figures qui sont examinés.

Cette utilisation de la notion de « figure », dans le cadre d’une approche de l’adaptation, tient à plusieurs conceptions de l’analyse filmique, et notamment à celle de « spectature18 ». Par ce terme, on se focalise sur la manière dont le spectateur reçoit un film et l’intègre à son univers personnel. Martin Lefebvre propose ainsi d’étudier la façon dont le spectateur sémiotise le film, c’est-à-dire le comprend, lui confère du sens, l’absorbe dans son imaginaire. C’est souvent par l’entremise d’une « figure » que cette rencontre entre un film et un spectateur se produit. La figure est un élément du film (une scène, un motif, un élément symbolique ou abstrait) qui vient en effet impressionner le spectateur en cristallisant certains affects. La figure, selon Martin Lefebvre, est portée par le support filmique, mais ne s’y réduit pas. Les figures peuvent alors élaborer des « séries » : on peut identifier une figure commune dans plusieurs films, et organiser ainsi une sorte d’« anthologie personnelle », de cinéphilie basée sur ses souvenirs. J’ajouterai, dans le cadre de l’adaptation, que les figures peuvent entrer en collision avec des figures textuelles, et fournir une certaine appréhension de l’interaction des textes et des films.

La mise en évidence de figures fait des éléments du film leur propre règle d’étude, si l’on se situe sur un plan qui relève de l’analyse filmique. Nicole Brenez évoque ainsi des économies figuratives (le tout du film, ses dynamiques d’ensemble19), des logiques figurales ou des montages figuraux (des motifs qui créent une disjonction et peuvent donner lieu à de nouvelles dynamiques, dans certains cas contradictoires avec l’économie20). L’analyse figurative révèle comment ces économies peuvent parfois se manifester de manière explicite : « un film en effet se consacre parfois à expliciter son système figuratif, selon des modalités très diverses, en des moments de littéralisation21 ». Cela fait écho à certains aspects de la pensée de Christian Metz au sujet du cinéma, qui distingue des « opérations figurales » dans les films, des figures statiques qui ne sont que des instants de cristallisation, d’émergence de signifiance22.

Résumé des informations

Pages
230
Année
2023
ISBN (PDF)
9782875747761
ISBN (ePUB)
9782875747778
ISBN (Broché)
9782875747754
DOI
10.3726/b21535
Langue
français
Date de parution
2023 (Décembre)
Mots clés
Relations entre littérature et cinéma adaptation cinématographique de la littérature littérature et cinéma polonais intertextualité formes narratives les films de Wojciech Jerzy Has Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki La Poupée de Boleslaw Prus Le Sanatorium au croque-mort de Bruno Schulz Les Boutiques de cannelle de Bruno Schulz théorie de la réception
Published
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2023. 230 p., 15 ill. n/b.

Notes biographiques

Jessy Neau (Auteur)

Jessy Neau est maîtresse de conférences en littératures comparées à l’université de Poitiers. Elle a enseigné les langues, la littérature et le cinéma au Canada (universités Western et Wilfrid Laurier) et dans l’océan indien (Centre universitaire de Mayotte).

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Titre: Le cinéma de Wojciech J. Has au miroir de la littérature