Vivre ensemble, découvrir ensemble

Préface

Gilles Brougère

Cette préface n’a pas pour but de présenter les résultats de la recherche-action mise en œuvre pour accompagner la réflexion pédagogique des services petite enfance de la ville de Pistoia ; ceux-ci le sont très bien tout au long du livre et, de plus, résumés dans les conclusions. Par ailleurs le lecteur francophone à la recherche d’une présentation de la spécificité de cette pédagogie peut se reporter à l’ouvrage intitulé Pistoia. Une culture de la petite enfance (Galardini et al., 2020) et publié après l’édition originale italienne de celui-ci. Il s’agit plutôt de souligner l’intérêt et l’importance de cette publication en français alors que certains pays francophones, en particulier la France, connaissent une logique de scolarisation (Garnier, 2016) de leurs écoles maternelles (2–6 ans) qui tend parfois à contaminer les crèches (0–3 ans). Cet ouvrage constitue une contribution au débat qui traverse le monde francophone et sans doute au-delà, lié à la tension entre deux approches que certains ont dénommé l’une développementale, l’autre scolarisante (Bernier et al., 2017 ; Dumais et Marinova, 2020), la seconde semblant plus souvent convaincre les pouvoirs publics. Le projet pédagogique de Pistoia, tout en étant exigeant et rigoureux, s’éloigne d’une vision didactique qui consiste à forcer l’intérêt des enfants sur la base d’un programme préétabli. Il s’agit au contraire, et cela dès la crèche, de s’appuyer sur les intérêts des enfants, de les soutenir, de les nourrir, de les enrichir. Si des apprentissages sont bien visés, il ne leur est pas donné pour autant une forme scolaire. Il y a bien un projet pédagogique mais qui prend l’aspect de ce que l’on pourrait appeler, malgré l’oxymore, une éducation informelle (Brougère, 2016), une pédagogie qui s’appuie sur les démarches spontanées et l’initiative de l’enfant et qui rejoint ainsi les apprentissages que les enfants font également en situation informelle, en dehors de tout établissement éducatif, dans leur famille, dans la rue,… Cependant le regard et l’action des enseignantes transforme ce processus social en éducation.

La première caractéristique de l’expérience de Pistoia est que la qualité, littéralement, saute aux yeux, d’où l’effet sur ceux qui l’ont effectué de la visite des lieux d’éducation de la petite enfance de la ville (voir à ce sujet Pirard et al., 2021), mais également l’importance des photographies qui participent de l’argumentation de cet ouvrage. Le soin apporté au lieu, la dimension esthétique de l’aménagement, le choix des matériels et matériaux, leur mise en évidence participent de la pédagogie, contribuent au bien-être et à l’éveil de la curiosité des enfants. Sont ainsi proposés une diversité d’objets sans se limiter à des objets pédagogiques qui orientent, voire enferment, l’apprentissage dans un cadre précis. Les objets de récupération ouvrent les possibles et permettent de répondre très vite – telle la balance à l’ancienne donnée par une collaboratrice de la crèche à la retraite – aux intérêts des enfants. Il s’agit de proposer un univers en transformation continuelle et permettant explorations et découvertes, expériences et surprises. Nous découvrons dans cette ouvrage une pédagogie de l’émerveillement qui s’étend au-delà des enfants aux visiteurs occasionnels. Il en résulte un climat social, auquel l’environnement contribue fortement, qui est la condition d’une telle pédagogie. Derrière cela l’action des enseignantes, leur capacité à s’adapter et à transformer le milieu est essentielle. Il importe de le souligner car une certaine invisibilité par rapport à une action didactique est le gage même de la réussite de cette action.

L’ouvrage met l’accent sur des activités qui se déroulent en crèche ; celle-ci apparait comme un modèle pédagogique pour la suite, l’école enfantine, loin de la tendance inverse, à savoir d’aligner les crèches sur l’école maternelle, de considérer la préparation à celle-ci comme l’objectif essentiel ce qui conduit à un début de scolarisation. Loin que l’après pilote l’avant, il s’agit de considérer qu’il y a beaucoup à apprendre en termes de pédagogie en suivant les expériences des plus jeunes. Le fait que la pression curriculaire y soit plus faible voire absente en fait un espace où il est possible de laisser s’exprimer les décisions des enfants. Ce que l’on y découvre n’a pas de raison de se limiter à ce moment de la vie mais permet de saisir une logique pédagogique qui n’a pas d’âge.

La spécificité de cet ouvrage est de porter sur un ensemble de recherches-actions dont on peut souligner, de façon non exhaustive, plusieurs dimensions. Il s’agit d’une part d’associer des chercheuses académiques et des enseignantes des structures d’accueil de la petite enfance de Pistoia. On découvre au fil des pages et des thèmes une réelle synergie, la constitution d’une communauté de pratiques. Mais il y a un autre acteur collectif, les enfants, dont la contribution est essentielle. Ce ne sont pas des objets de la recherche, mais des sujets qui proposent, prennent des initiatives. Les gains relèvent – ce qui en fait une véritable recherche action et non une action ou une formation – aussi bien du niveau d’une recherche qui permet de construire des perspectives pédagogiques et de mieux comprendre les modalités d’apprentissage, que de celui de la réflexivité des acteurs, plus à même de saisir par l’observation et l’expérimentation les situations, de prendre des décisions en relation avec les intérêts des enfants. Il s’agit en effet non pas d’en tirer des recettes qui pourraient s’appliquer à toute structure mais au contraire un savoir-faire permettant d’analyser les situations, de comprendre les logiques mises en œuvre par les enfants de façon à ajuster l’intervention, à guider et non à diriger ceux-ci.

On peut évoquer rapidement quelques résultats de cette recherche-action. Elle met tout d’abord l’accent sur la socialité, la dimension sociale et relationnelle de la situation et des apprentissages. Les enfants apprennent les uns des autres, créent entre eux une dynamique qui associe intérêt et curiosité. Les enseignantes apprennent ainsi à s’appuyer sur cette dynamique sociale, à mobiliser des groupes face aux initiatives d’un enfants, à inviter chacun à tirer profit des découvertes de leurs camarades.

Nous découvrons des enfants qui participent à une multitude d’activité et explorent leur environnement dont nous avons souligné la richesse. Les enseignantes ne dirigent pas les enfants, ne leur disent pas ce qu’il convient de faire, mais les guident en s’appuyant sur les dynamiques le plus souvent collectives ou qu’elles peuvent rendre collective en socialisant la proposition d’un enfant. Participation et exploration guidées (Brougère, 2016) paraissent des logiques pédagogiques essentielles. L’exemple des jeux de lumière parait emblématique à cet égard.

Se constituent ainsi de réelles communautés de pratique dont la caractéristique essentielle est qu’elles ne proposent pas une logique d’apprentissage à sens unique, des adultes vers les enfants, des chercheuses vers les enseignantes, mais de tous et toutes vers tous et toutes. Toutes apprennent des enfants, les chercheuses des enseignantes. Cela permet de produire des répertoires partagés qui font sens pour tous.

L’ouvrage met ainsi en avant la dimension holistique de l’expérience des enfants prise en compte tant par les enseignantes que par les chercheuses, le fait de ne pas isoler la dimension cognitive des dimensions émotionnelle, esthétique ou sensorielle, avec une attention soutenue au bien-être sans lequel il ne peut y avoir d’apprentissage.

Nous invitons les lecteurs et lectrices à prendre au sérieux cet ouvrage, de ne pas le considérer comme un produit exotique d’une Toscane qui a tant apporté à l’histoire humaine, mais à considérer qu’elle interroge nos pédagogies dirigistes, les didactiques qui ne peuvent penser les intérêts et initiatives des enfants.

Introduction

Ce livre est dédié aux enfants de Pistoia. Il raconte leurs faits et gestes et se nourrit de leurs images. Nous ne parlerons pas d’enfance idéale mais de l’expérience d’enfants réels, âgés de quelques mois ou de quelques années, qui passent une partie importante de leur vie quotidienne dans les services éducatifs de la ville. Il décrit et analyse les comportements, les activités et les situations enserrées dans le contexte particulier de ces services qui, malgré leur diversité, représentent une même proposition éducative offerte par Pistoia aux jeunes enfants et à leurs familles.

Aujourd’hui ces services subissent d’importants changements sur le plan législatif, sous l’influence des diverses exigences des familles, de la communauté et du pays. C’est justement pour cela que nous avons ressenti la nécessité de redéfinir, dans un cadre que nous espérons cohérent, les responsabilités prises par une ville en faveur de ses citoyens les plus jeunes. Contrairement à ce qui se passe souvent aujourd’hui, ces responsabilités prennent la forme d’un soutien avisé et continu aux pratiques éducatives innovantes et à l’engagement de professionnels qui, journellement, prennent en charge le care et l’éducation des enfants. L’objectif de ce volume est de soumettre ce travail à l’attention du public, pour partager avec lui le sens, les découvertes et les conquêtes qui ont caractérisé la longue collaboration entre divers savoirs et savoir-faire professionnels.

La Charte des Services éducatifs de la ville de Pistoia (2004) stipule que ces services « sont des lieux de vie mais aussi de croissance, dans lesquels les enfants, chacun à leur rythme et selon leurs propres caractéristiques, peuvent étendre et enrichir leur expérience, l’élaborer et l’articuler à partir de supports variés. » Ces lieux de vie quotidienne offrent la chance extraordinaire de comprendre comment les potentialités des enfants peuvent se déployer dans un contexte qui les accueille et les soutient. Nous voulons exprimer ici notre reconnaissance à l’Administration communale qui a soutenu notre entreprise, aux enseignantes qui l’ont partagé et surtout aux enfants et à leurs familles qui se sont révélés sous nos yeux.