Loading...

Les marqueurs d’accord et de désaccord du français et de l’espagnol: Étude diachronique XIe-XVIIIe siècle

by Marta Saiz-Sánchez (Author)
©2020 Thesis 460 Pages

Summary

Le système de marqueurs d’accord et de désaccord oui/non/si du français contemporain diffère de celui d’autres langues romanes, composé uniquement de deux marqueurs. Ce travail compare le fonctionnement conversationnel de oui/non/si à celui du système sí/no de l’espagnol contemporain. Afin de comprendre les similitudes et les différences actuelles entre oui/non/si et sí/no, cet ouvrage étudie les structures médiévales correspondantes et leur évolution en diachronie : si/non + faire/estre/avoir pour le français, et sí + fazer pour l’espagnol.
Située dans le cadre de la sémantique-pragmatique et de la pragmatique historique, cette recherche s’appuie sur les théories françaises de la Polyphonie et de l’Argumentation dans la langue, ainsi que sur l’Analyse de la conversation de tradition anglo-américaine.

Table Of Contents

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • Partie I Cadre théorique sémantique et pragmatique
  • Chapitre 1 Les théories de sémantique-pragmatique de tradition française : la théorie de l’Argumentation dans la langue et la théorie de la Polyphonie
  • 1.1 Introduction
  • 1.2 Les théories descriptivistes et les théories ascriptivistes
  • 1.3 La théorie de l’Argumentation dans la langue
  • 1.3.1 Les arguments et les conclusions
  • 1.3.2 La théorie des Topoï
  • 1.4 La théorie de la Polyphonie
  • 1.4.1 Les sujets parlants, les locuteurs et les énonciateurs
  • 1.4.2 Les présupposés et les sous-entendus
  • 1.4.2.1 Les présupposés linguistiques
  • 1.4.2.2 Les présupposés discursifs
  • 1.4.2.3 Les sous-entendus
  • 1.4.3 Les actes illocutoires
  • 1.5 Les énoncés négatifs
  • 1.5.1 L’évolution de la négation : le Cycle de Jespersen
  • 1.5.2 Quelques études sur la négation en français contemporain
  • 1.5.3 L’approche polyphonique et argumentative de la négation
  • 1.5.4 La polarité négative
  • 1.6 Les énoncés interrogatifs
  • 1.6.1 La valeur argumentative des énoncés interrogatifs
  • 1.6.2 La dissymétrie dans les énoncés interrogatifs
  • 1.6.3 La question rhétorique et la demande de confirmation
  • 1.6.4 Les vraies questions et les questions argumentatives
  • 1.7 Les énoncés injonctifs
  • 1.7.1 L’approche searlienne des actes de langage
  • 1.7.2 La performativité et la délocutivité
  • 1.7.3 Les actes de langage indirects et la polyphonie
  • 1.8 Synthèse
  • Chapitre 2 L’analyse de la conversation de tradition anglo-saxonne
  • 2.1 Introduction
  • 2.2 L’organisation de la conversation : actions, tours de parole et paires adjacentes
  • 2.3 L’interprétation de l’action initiative
  • 2.4 L’accord et le désaccord : réponses préférées et réponses non-préférées
  • 2.4.1 Les énoncés interrogatifs qui accomplissent deux actions
  • 2.4.2 Les énoncés assertifs qui accomplissent deux actions
  • 2.5 L’assentiment, la confirmation et la réfutation
  • 2.6 Synthèse
  • Chapitre 3 La pragmatique historique
  • 3.1 Introduction
  • 3.2 L’évolution sémantique : la grammaticalisation et la pragmaticalisation
  • 3.3 L’oral représenté
  • 3.4 La périodisation
  • 3.4.1 La périodisation de l’histoire du français
  • 3.4.2 La périodisation de l’histoire de l’espagnol
  • 3.5 Synthèse
  • Partie II Les enchaînements discursifs marquant l’accord et le désaccord
  • Chapitre 4 Les marqueurs d’accord et de désaccord en français et en espagnol contemporain
  • 4.1 Introduction
  • 4.2 La classe des marqueurs du discours
  • 4.3 Les stratégies pour marquer l’accord et le désaccord
  • 4.4 Les marqueurs oui, non et si en français contemporain
  • 4.4.1 La description standard des marqueurs oui, non et si
  • 4.4.2 L’enchaînement de oui, non et si sur les énoncés assertifs et interrogatifs
  • 4.4.3 L’enchaînement de oui, non et si sur les énoncés injonctifs
  • 4.4.4 Le fonctionnement anaphorique de oui, non et si
  • 4.4.5 Autres marqueurs discursifs formés avec oui, non et si
  • 4.4.6 Bilan
  • 4.5 Les marqueurs sí et no en espagnol contemporain
  • 4.5.1 L’enchaînement de sí et no sur les énoncés assertifs
  • 4.5.2 L’enchaînement de sí et no sur les énoncés interrogatifs
  • 4.5.3 Bilan
  • 4.6 Conclusions
  • Chapitre 5 Le système si/non + verbe substitut (+Sp) en français médiéval
  • 5.1 Introduction
  • 5.2 État de la question et présentation du corpus
  • 5.2.1 Les travaux antérieurs sur si/non + verbe substitut (+Sp)
  • 5.2.1.1 Les études sur si en français médiéval
  • 5.2.1.2 Les études sur non/nen/ne + verbe en français médiéval
  • 5.2.1.3 Les études sur le système oui/non/si en moyen français
  • 5.2.2 Le corpus de travail
  • 5.3 Le fonctionnement morphosyntaxique de si/non + verbe substitut (+Sp)
  • 5.3.1 La polarité de la reprise
  • 5.3.2 L’expression du sujet pronominal
  • 5.3.3 Les contraintes du dialogue
  • 5.3.4 Les verbes substituts
  • 5.3.4.1 Les verbes modaux
  • 5.3.4.2 Le verbe faire en français médiéval
  • 5.3.5 Bilan
  • 5.4 Le fonctionnement dialogal de si/non + verbe substitut (+Sp)
  • 5.5 Le fonctionnement sémantico-pragmatique de si/non + verbe substitut (+Sp)
  • 5.5.1 L’enchaînement sur les énoncés assertifs
  • 5.5.2 L’enchaînement sur les énoncés interrogatifs
  • 5.5.3 L’enchaînement sur les énoncés injonctifs
  • 5.5.4 Bilan
  • 5.6 L’évolution de si/non + verbe substitut (+Sp) en moyen français
  • 5.6.1 Les changements morphosyntaxiques
  • 5.6.2 Les enchaînements en expansion et en déclin
  • 5.7 Le fonctionnement anaphorique de si/non + verbe substitut (+Sp)
  • 5.8 Conclusions
  • Chapitre 6 Autres marqueurs d’accord et de désaccord du français médiéval
  • 6.1 Introduction
  • 6.2 Je le ferai, je si ferai et je non
  • 6.3 Oïl et nennil
  • 6.3.1 Le fonctionnement morphosyntaxique de oïl et de nennil
  • 6.3.2 Le fonctionnement pragmatique de oïl et de nennil
  • 6.4 C’est mon et ce ne fist mon
  • 6.5 Voire
  • 6.6 Volentiers
  • 6.7 Conclusions
  • Chapitre 7 L’évolution si/non verbe substitut (+Sp) en français préclassique et classique
  • 7.1 Introduction
  • 7.2 État de la question et présentation du corpus
  • 7.2.1 Les ouvrages de référence des XVIIème et XVIIIème siècles
  • 7.2.2 Les ouvrages de référence des XIXème et XXème siècles
  • 7.2.3 Le corpus de travail
  • 7.3 La spécialisation comme marqueur de désaccord
  • 7.3.1 Si/non + verbe substitut comme marqueur de désaccord
  • 7.3.2 Si/non + verbe substitut + S équivalent de aussi + verbe substitut + S
  • 7.3.3 Bilan
  • 7.4 L’évolution vers si fait et vers non en emploi absolu
  • 7.4.1 Le verbe substitut faire
  • 7.4.2 Les valeurs sémantico-pragmatiques de non en emploi absolu
  • 7.4.3 Le figement en l’expression si fait
  • 7.4.4 Le changement de niveau de langue de si fait
  • 7.4.5 Bilan
  • 7.5 L’évolution vers si en emploi absolu
  • 7.5.1 Les structures verbe de parole + que si/non
  • 7.5.2 Les premières attestations de si en emploi absolu
  • 7.6 Les nouveaux marqueurs de désaccord
  • 7.6.1 Le marqueur rédupliqué non, non
  • 7.6.2 Les marqueurs oh ! que si ! et oh ! que non !
  • 7.6.3 Bilan
  • 7.7 Conclusions
  • Capítulo 8 Los marcadores de acuerdo y de desacuerdo formados con sí en español medieval
  • 8.1 Introducción
  • 8.2 Estado de la cuestión y corpus de estudio
  • 8.2.1 Los estudios específicos sobre la polaridad positiva en diacronía
  • 8.2.2 El corpus de estudio
  • 8.3 Sí en empleo absoluto
  • 8.3.1 El encadenamiento con enunciados interrogativos
  • 8.3.2 El encadenamiento con enunciados asertivos
  • 8.3.3 El encadenamiento con enunciados exhortativos
  • 8.3.4 Síntesis
  • 8.4 Los marcadores del tipo sí + V-eco
  • 8.4.1 El uso de sí + V-eco1 como marcador de acuerdo
  • 8.4.2 El uso de sí + V-eco2 como marcador de desacuerdo
  • 8.4.3 Síntesis
  • 8.5 Los marcadores del tipo sí + fazer
  • 8.5.1 El uso de sí + fazer como marcador de acuerdo
  • 8.5.2 El desarrollo del uso como marcador de desacuerdo
  • 8.6 Los marcadores del tipo V-eco
  • 8.7 Conclusiones
  • Conclusion
  • Références bibliographiques
  • Titres de la collection

←14 | 15→

Introduction*

Les marqueurs d’accord et de désaccord oui, non et si du français contemporain sont d’un usage courant à l’oral et leur sens est apparemment bien défini. Le fonctionnement du système oui/non/si est simple : oui marque l’accord avec un énoncé positif, si marque la contradiction avec un énoncé négatif et non marque l’accord lorsqu’il enchaîne sur un énoncé négatif, et le désaccord lorsqu’il enchaîne sur un énoncé positif. La singularité du français contemporain face à la plupart des langues romanes, dont les systèmes de marqueurs d’accord et de désaccord sont constitués uniquement de deux termes (sí/no en espagnol, sì/no en italien ou da/nu en roumain), rapproche le système oui/non/si de certaines langues germaniques, telles que l’allemand, l’islandais ou le norvégien qui, elles, présentent aussi un troisième morphème – doch, ju et jo, respectivement – (Diller, 1984 : 71 ; Sadock & Zwicky, 1985 : 190 ; Svennevig, 2004). Toutes les descriptions historiques s’accordent néanmoins à dire que le système du français actuel provient bel et bien de structures latines ; le système ternaire n’est pas un emprunt aux langues germaniques. Le système actuel de marqueurs oui/non/si hérite de deux types de structures de l’ancien français bien connues : oui et non proviennent des adverbes oïl et nennil, et si provient des expressions du type si fait, si suis je, sy a, etc., que l’on peut schématiser avec la formule si/non + faire (estre/avoir).

Cependant, quoique les travaux sur les expressions qui marquent l’accord et le désaccord dans la langue médiévale identifient les structures de notre étude, ils sont souvent superficiels et se limitent à une liste d’emplois nullement homogènes. D’ailleurs, les expressions de type non fait, non suis je, non a, équivalents négatifs de si fait, si suis je et sy a, sont fréquemment traitées de manière séparée. Les contre-exemples sont nombreux et les explications des différents auteurs sont parfois contradictoires. D’autre part, il est surprenant de voir que les expressions de type si fait, si suis je, sy a sont considérées à l’origine du marqueur de désaccord si, et que, en revanche, c’est nennil qui est considéré à l’origine de non, alors que, d’un point de vue morphologique, non est plus proche de non fait, non suis je, non a que de nennil. Par ailleurs, il existe un grand vide dans la description du fonctionnement de ces structures entre le XVIème siècle ←15 | 16→et le début du XIXème. En un tour de passe-passe, le système avec deux paires de marqueurs du français médiéval (oïl/nennil vs. si feray je/non ferai) se transforme en français contemporain en un seul système ternaire (oui/non/si).

En ce qui concerne les travaux sur le français contemporain, les plus récents, qui sont basés sur des corpus d’interactions orales réelles, dévoilent de nombreux cas où la description traditionnelle de oui/non/si ne rend pas compte de l’usage que les locuteurs en font (Kerbrat-Orecchioni, 2001 ; 2016 ; Delahaie, 2009) : un locuteur peut marquer l’accord avec l’assertion négative Trump ne gagnera pas les élections en disant oui, c’est sûr ; de même qu’il peut s’opposer à la question à polarité positive tu crois que Trump va gagner les élections ? en disant si, pourquoi pas ! Ces exemples ne sont nullement exceptionnels.

Quoiqu’intéressantes et fort documentées pour l’époque où elles ont été faites, les études menées jusqu’à la date ne décrivent pas les marqueurs d’accord et de désaccord de la langue ancienne et moderne dans leur environnement naturel : l’interaction. Le présent travail de recherche se propose d’aborder la description de ces marqueurs dans une perspective interactionnelle. Nous tenterons de cerner d’un point de vue sémantico-pragmatique l’emploi réel de oui/non/si en français contemporain, ainsi que celui des expressions de type si ferai je, non suis, si a, non est il du français médiéval. Le but ultime de ce travail de recherche est de tracer l’évolution de ce système de marqueurs d’accord et de désaccord depuis l’ancien français jusqu’au français classique à la fin du XVIIIème siècle, époque à laquelle se met en place le système du français moderne.

La description du fonctionnement et de l’évolution du système de marqueurs oui/non/si du français est complétée par une étude comparative du système équivalent sí/no de l’espagnol contemporain. L’espagnol médiéval présentait aussi la structure de type si + verbe, assimilable dans son fonctionnement à celle du français médiéval. Sachant que les deux langues ont connu un usage presque identique de ce type de marqueurs, il sera également question d’expliquer pourquoi aujourd’hui si en français marque uniquement le désaccord et en espagnol, uniquement l’accord.

Cet ouvrage est divisé en deux parties, la première plus théorique et la deuxième plus empirique. La partie I présente le cadre dans lequel s’inscrit la recherche de la partie II sur le fonctionnement des enchaînements discursifs qui marquent l’accord et le désaccord en français et en espagnol. La partie théorique comporte trois chapitres. Le chapitre 1 expose la théorie de l’Argumentation dans la langue et la théorie de la Polyphonie, théories de sémantique-pragmatique développées en France à partir des années 1970, qui constituent encore aujourd’hui un pilier central dans la linguistique de tradition française. Le ←16 | 17→chapitre 2 présente, en revanche, des théories de tradition anglo-saxonne en relation, notamment, avec l’analyse de la conversation, champ d’étude qui a pu se développer grâce à l’enregistrement de conversations réelles. Ce cadre d’analyse fournit les concepts nécessaires à la description du fonctionnement des interactions verbales et, par conséquent, des stratégies adoptées par les locuteurs pour marquer l’accord et le désaccord avec l’allocutaire et le discours de celui-ci. Le chapitre 3, le dernier de la partie I, est consacré à la pragmatique historique. Cette branche de la linguistique aborde des théories, parmi lesquelles celle de la Grammaticalisation et celle de la Pragmaticalisation, et des notions, comme la représentation de l’oral, indispensables pour comprendre l’évolution de la langue et le changement sémantique. Une présentation des périodisations retenues pour le français et pour l’espagnol clôt le chapitre 3 et donc la partie I.

Les chapitres 4 à 8 conforment la partie II. Le chapitre 4 décrit le fonctionnement en tant que marqueurs du discours des particules oui, non et si, du français contemporain, et de et no, de l’espagnol contemporain. Le but est d’analyser l’usage réel que les sujets parlants font de ces marqueurs d’accord et de désaccord. L’approche comparatiste permet de définir les particularités du système ternaire oui/non/si du français par rapport aux systèmes binaires d’autres langues romanes, comme le système sí/no de l’espagnol. Nous montrerons ainsi que les systèmes de marqueurs oui/non/si et sí/no présentent tous les deux un fonctionnement de type binaire. Dans le chapitre 4, l’étude portera sur les marqueurs actuels, qui constituent le terme de l’évolution des marqueurs anciens étudiés dans les chapitres 5 à 8.

Toujours dans la partie II, le chapitre 5, chapitre central de cet ouvrage, est consacré à l’étude des ancêtres de oui, non et si en ancien et en moyen français (842–1330 et 1330–1550, respectivement). Les expressions comme si ferai je, non suis, si a, non est il, de type si/non + faire (estre/avoir), seront analysées dans l’enchaînement sur un discours antérieur, d’abord d’un point de vue morphosyntaxique, puis d’un point de vue sémantico-pragmatique. Afin d’étudier les particularités discursives des marqueurs de type si/non + faire (estre/avoir), dans le chapitre 6 seront décrits d’autres marqueurs d’accord et de désaccord du français médiéval tels que je le ferai, oïl et nennil, volentiers, c’est mon ou voire. Le chapitre 7 abordera le fonctionnement et l’évolution de si/non + faire (estre/avoir) dans les états de langue postérieurs : le français préclassique (1550–1650) et le français classique (1650–1789). C’est au cours de cette dernière étape que se met en place le système de trois marqueurs employé encore de nos jours. Outre la réduction de si ferai à si, en passant par si fait, le chapitre 7 exposera d’autres phénomènes qui concernent l’expression de l’accord et du désaccord, ←17 | 18→parmi lesquels la réduplication dans le marqueur non, non, ou l’apparition d’un que « médiatif » dans des expressions comme oh ! que si/non !

Nous reprendrons dans le chapitre 8 l’approche contrastive, où sera décrit le fonctionnement sémantico-pragmatique de l’adverbe en espagnol médiéval (1140–1492), ainsi que celui des structures de type sí daré et sí fago – que l’on schématise par + V-écho et + fazer, respectivement – de la même période. Les conclusions de notre travail sont présentées dans la partie finale de cet ouvrage.

D’un point de vue théorique, l’étude que nous présentons ici relève de la pragmatique historique, champ de recherche né, selon Taavitsainen et Jucker (2015 : 1), au milieu des années 1990. Il a fallu attendre que les théories – françaises et américaines, entre autres – de pragmatique développées à partir des années 1960 s’appliquent à la description de la langue ancienne qui, jadis, se bornait à la morphologie, la syntaxe et la phonétique. L’absence de théories dépassant le cadre de la phrase empêchait toute étude diachronique portant sur des éléments linguistiques de nature discursive. Par ailleurs, l’analyse de phénomènes propres de l’oral dans une langue dont il n’y a plus de locuteurs natifs n’est pas exempte de difficultés matérielles. Il a fallu également attendre la numérisation de corpus de textes anciens et la mise au point d’outils pour y mener des recherches. Malgré le succès actuel de la pragmatique historique, la langue française d’autrefois reste encore un vaste chantier à exploiter.

La pragmatique – mais surtout la sémantique-pragmatique de tradition française, dont les fondements seront présentés dans le chapitre 1 – envisage la langue dans sa fonctionnalité. La théorie de l’Argumentation dans la langue et la théorie de la Polyphonie, sur lesquelles est ancrée cette recherche, envisagent la langue non pas comme un moyen de décrire le monde, mais comme un moyen d’agir sur autrui. C’est un outil qui permet d’influencer la conduite du destinataire, de le mettre dans l’obligation de fournir une information, de lui faire partager une certaine opinion, d’orienter la suite du discours, etc. Les analystes de la conversation de tradition anglo-saxonne, dont les théories seront exposées dans le chapitre 2, abordent des questions similaires : que pouvons-nous faire au moyen de la langue, que dirait Austin? En définitive, parler c’est accomplir des actes qui dirigent le discours. La conversation est donc le terrain d’analyse de la sémantique-pragmatique.

En ce qui concerne la méthodologie, nos descriptions s’appuieront sur plusieurs corpus que nous avons nous-même construits par des moyens différents, selon les états de langue étudiés. Outre la numérisation massive de textes anciens – aussi bien littéraires, qu’administratifs ou judiciaires –, depuis une vingtaine d’années, de nombreux corpus de transcriptions d’interactions ←18 | 19→orales ont été mis à la disposition des linguistes, ce qui a fortement développé les études sur le fonctionnement de la conversation. La langue n’est plus abordée comme une suite de mots ou de phrases, mais comme un discours ancré dans un contexte particulier qui le contraint. Le sens des mots et des expressions est appréhendé dans son rapport à ce qui a été dit précédemment et à ce qui va suivre. C’est ce que nous entendons par enchaînement discursif : deux segments de discours, pas nécessairement attribués à des locuteurs différents, qui se suivent et dont les valeurs sémantique et pragmatique de l’un et de l’autre sont interdépendantes. De manière concrète, les marqueurs d’accord et de désaccord sont étudiés dans leur rapport avec ce que l’allocutaire a dit précédemment et avec l’acte que celui-ci entend accomplir par le biais de son discours (poser une question, donner un ordre, suggérer quelque chose, confirmer une idée, etc.). Inutile de rappeler que cette approche de l’analyse de la conversation se heurte en diachronie à des difficultés matérielles importantes que les chercheurs ont résolues en forgeant des concepts tels que la représentation de l’oral, sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 3.

Les structures qui caractérisent souvent le discours oral1, comme les interjections ou les termes d’adresse, suscitent de nos jours un intérêt croissant. La grammaire traditionnelle, ne disposant pas d’outils théoriques adaptés à leur description, était incapable d’expliquer le fonctionnement de ces termes ou expressions en marge de la phrase. Aujourd’hui, malgré le manque d’unité dans les approches théoriques sur les marqueurs du discours, les descriptions des structures qui caractérisent l’oral se sont multipliées. Ces descriptions envisagent le discours du point de vue de sa fonctionnalité. Mais ces travaux portent majoritairement – au moins dans le domaine francophone – sur la langue contemporaine. De façon concrète, les expressions et les termes qui marquent l’accord et le désaccord permettent d’expliciter l’attitude qu’adopte un locuteur vis-à-vis du discours de l’allocutaire mais aussi vis-à-vis de l’allocutaire même. L’accord ou le désaccord peuvent porter également sur l’énonciation, c’est-à-dire sur le fait que l’on puisse dire ou que l’on ait dit quelque chose.

←19 | 20→

Pour revenir aux études sur les langues anciennes, nous ne disposons pas de vrais corpus oraux sur lesquels appuyer nos analyses. Cependant, depuis quelques années, les linguistes ont forgé la notion d’oral représenté (Marchello-Nizia, 2012 ; Guillot et al., 2005 ; Pons Rodríguez, 2010). Certains genres ou types de textes écrits se donnent comme des représentations de la langue orale. Ce ne sont pas, bien évidemment, des transcriptions fidèles, mais ils donnent un accès indirect à des pratiques langagières propres de l’oral. Ces contraintes ont obligé à repenser le rapport oral/écrit dans le discours (Koch & Oesterreicher, 1985 ; 2001) : les marques qui caractérisent l’interaction orale peuvent également se retrouver dans des discours réalisés sur un support écrit. Ainsi, les diachroniciens sont contraints d’étudier des textes écrits pour comprendre le fonctionnement des marqueurs d’accord et de désaccord de la langue orale d’autrefois.

Toujours d’un point de vue méthodologique, ce travail adoptera une approche contrastive double : d’abord, au niveau diachronique dans la mesure où nous comparerons le fonctionnement du système si/non + faire (estre/avoir) dans les états de langue successifs depuis le IXème jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, et, ensuite, au niveau contrastif dans la mesure où nous comparerons le système si/non + faire (estre/avoir) du français médiéval aux marqueurs de type , + V-écho et + fazer de l’espagnol médiéval.

Avant d’aborder l’étude des structures si/non + faire (estre/avoir) depuis l’ancien français jusqu’au français classique, nous (re)définirons dans le chapitre 4, comme nous l’avons déjà dit, le fonctionnement du système oui/non/si du français contemporain à la lumière des théories de sémantique-pragmatique. Contrairement à des travaux antérieurs (Plantin, 1978, 1982 ; Kerbrat-Orecchioni, 2001), nous feront l’hypothèse que le fonctionnent de oui, non et si ne correspond pas à celui d’un système ternaire, homogène et symétrique, mais qu’il s’agit d’un double système qui fonctionne par paires : oui/non et si/non. Les valeurs sémantico-pragmatiques de chaque paire de marqueurs apparaissaient déjà, respectivement, dans les structures oïl/nennil et si/non + faire (estre/avoir) de la langue médiévale. Le but des chapitres 5 et 7 sera de tracer l’évolution de ces deux systèmes de marqueurs jusqu’à l’aboutissement du système moderne.

Les grammaires traditionnelles soulignent le fonctionnement anaphorique de oui, non et si comme l’une de leurs caractéristiques principales. Autrement dit le sens de oui, non et si – ainsi que de et no, et de leurs équivalents dans des états de langue anciens – se construit en faisant appel au discours antérieur. Nous montrerons cependant que ces marqueurs ne reprennent pas celui-ci de manière exacte. En partant du principe que la notion d’anaphore, telle qu’elle ←20 | 21→est employée dans la syntaxe et dans la sémantique traditionnelles, n’est pas adaptée à la description des phénomènes pragmatiques, nous définirons le concept d’anaphore événementielle, qui convient mieux au fonctionnement des marqueurs du discours.

Finalement, l’approche contrastive français-espagnol mettra en évidence la proximité du système oui/non/si du français contemporain, en apparence ternaire, et du système binaire sí/no de l’espagnol contemporain. De même que pour le français, dans le chapitre 4, nous décrirons le fonctionnement actuel du système sí/no de l’espagnol dans le cadre de la sémantique-pragmatique. Contrairement au français, à notre connaissance, seul Portolés (1988) adopte un point de vue exclusivement pragmatique2 pour décrire sí/no. Cette étude s’avère néanmoins trop théorique pour analyser des usages non conformes aux emplois canoniques. Ainsi, la description du fonctionnement de et de no se basera sur nos propres hypothèses et observations. Dans le chapitre 8, l’étude des marqueurs , + V-écho et + fazer de l’espagnol médiéval servira à déterminer le degré de proximité avec les structures si/non + faire (estre/avoir) du français médiéval. Cette mise en parallèle permettra de confirmer la distinction de deux paires de marqueurs – oui/non et si/non – proposée pour le français contemporain. Bien que la plus grande partie de ce travail porte sur des structures du français, l’étude de structures de l’espagnol nous obligera à présenter aussi des postulats théoriques issus du milieu de recherche hispanophone. Selon nous, le fait d’appréhender l’étude du même objet linguistique dans des langues et dans des traditions scientifiques différentes enrichit notre recherche3. Loin d’embrouiller ou de complexifier les fondements théoriques de nos analyses, les approches française et espagnole – en plus de l’anglo-saxonne – seront complémentaires et contribueront à la description des phénomènes dans les deux langues.

Les marqueurs qui font l’objet de notre recherche n’ont été étudiés jusqu’à présent que de façon partielle. Le cadre sémantico-pragmatique adopté ici permet ←21 | 22→d’approfondir les descriptions qui avaient été données pour certains d’entre eux. Par ailleurs, l’étendue de la période que nous allons aborder – presque 10 siècles – dépasse toutes les études réalisées jusqu’à la date. En ce qui concerne la comparaison des systèmes français et espagnol, il s’agit d’un type d’analyse fréquent pour des états de langue actuels, mais beaucoup moins habituel dans des états de langue anciens.

Dans la partie I, qui suit cette introduction, nous exposerons d’abord les deux grands courants théoriques sur lesquels s’appuieront nos analyses de la partie II : d’une part les théories françaises de l’Argumentation dans la langue et de la Polyphonie (chapitre 1), et d’autre part, les théories de l’analyse de la conversation dans la tradition anglo-saxonne (chapitre 2).


* Cet ouvrage s’inscrit dans le cadre du Projet de recherche FFI2017–84404-P « Énonciation et marques d’oralité dans la diachronie du français », financé par le Ministerio de Ciencia e Innovación d’Espagne.

1 Ceci ne veut pas dire que le discours écrit ne puisse pas comporter des structures généralement attribuées au discours oral. Dans le cadre théorique de Koch et Oesterreicher (1985 ; 2001), l’opposition oral/écrit fait uniquement référence à une variation médiale de type réalisation phonique vs. réalisation graphique. Pour ces auteurs, les notions de proximité et de distance communicatives s’avèrent plus pertinentes que celles d’oralité et de scripturalité pour l’étude de la variation des marques de modalisation dans un contexte donné. Ces idées seront développées en §3.3.

2 Dans le cadre de la grammaire métaopérationnelle, développée essentiellement par Adamczewski (Solís, 2013 : notes 8 et 9), Solís (2013) a comparé aussi le fonctionnement du marqueur de l’espagnol contemporain avec celui d’autres marqueurs d’accord comme claro, desde luego ou por supuesto.

3 Malgré la proximité géographique, nous avons constaté que les travaux français et espagnols ne sont pas toujours connus de part et d’autre des Pyrénées, du moins dans le domaine de la pragmatique historique. Comme nous tenterons de le montrer dans le dernier chapitre de ce volume, d’après nous, un retour aux études linguistiques de philologie romane serait bien fructueux.

←24 | 25→

Chapitre 1
Les théories de sémantique-pragmatique de tradition française : la théorie de l’Argumentation dans la langue et la théorie de la Polyphonie

1.1 Introduction

La linguistique distingue traditionnellement cinq grands domaines d’étude correspondant aux différents niveaux d’organisation de la langue, qui sont à la fois indépendants et interdépendants (Riegel, Pellat & Rioul, 2009 : 35–47) : la phonologie, la morphologie, la syntaxe, la sémantique et la pragmatique. La phonologie s’occupe des phonèmes qui créent des oppositions de sens au niveau des mots ; la morphologie étudie la forme des mots aussi bien du point de vue de la création lexicale que du point de vue des marques flexionnelles qui témoignent des relations que ceux-ci entretiennent les uns avec les autres dans une même phrase ; la syntaxe décrit les combinaisons possibles de mots pour créer des syntagmes, puis des phrases ; la sémantique se consacre à l’étude du sens4 des différents types d’unités linguistiques ; et finalement, la pragmatique aborde les effets interactionnels et communicatifs de la langue dans un contexte donné. Bien que ces domaines soient distincts et, a priori, bien définis, leurs limites s’estompent dans la pratique de l’analyse linguistique. Il est difficile d’appréhender une discipline linguistique en faisant abstraction totale des composantes des autres niveaux linguistiques.

Dans sa réflexion sur la situation de la sémantique française5 au XXe siècle, Anscombre (1994 : 10) justifie le manque de succès, à l’époque, de ce domaine de recherche en raison, entre autres, de la difficulté que celui-ci éprouve « à se ←25 | 26→situer par rapport à d’autres disciplines du même champ : morphologie, pragmatique, et surtout syntaxe ». En effet, les recherches en linguistique s’inscrivent souvent dans des champs hybrides, dans notre cas, la sémantique-pragmatique. La sémantique et la pragmatique fournissent à la sémantique-pragmatique les outils nécessaires pour étudier le sens du discours dans son environnement naturel, l’interaction, et non pas dans des énoncés souvent construits et hors contexte.

Face aux chercheurs anglo-britanniques et anglo-américains, les linguistes français Anscombre et Ducrot, parmi tant d’autres6, ont adopté dans leurs travaux une perspective ascriptiviste. Selon eux, le sens d’un mot ou d’une proposition n’est pas quelque chose de stable – comme le jugent les théoriciens descriptivistes – et il n’y a donc pas lieu de parler de sens littéral ou de « sens référentiel » (Anscombre, 1994 : 18–19). En partant de ce postulat, Anscombre et Ducrot ont développé diverses théories qui ont évolué au fil des années et que nombre de linguistes (francophones et non francophones) continuent à mettre au point encore de nos jours.

Dans ce premier chapitre, nous nous contenterons de présenter en §1.2 les caractéristiques de l’approche ascriptiviste par opposition à l’approche descriptiviste. Ensuite, nous exposerons les grands axes de la théorie de l’Argumentation dans la langue (§1.3) et de la théorie de la Polyphonie (§1.4). En §1.5, §1.6 et §1.7, nous expliquerons comment ces théories décrivent, respectivement, le fonctionnement des énoncés négatifs, interrogatifs et injonctifs.

Details

Pages
460
Year
2020
ISBN (PDF)
9783631833506
ISBN (ePUB)
9783631833513
ISBN (MOBI)
9783631833520
ISBN (Hardcover)
9783631827796
DOI
10.3726/b17493
Language
Spanish; Castilian
Publication date
2020 (October)
Keywords
Marqueurs du discours Oralité ragmatique historique Sémantique-pragmatique Enchaînements discursifs Dialogue Conversation Langues médiévales
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 460 p., 16 il. blanco/negro, 18 tablas.

Biographical notes

Marta Saiz-Sánchez (Author)

Marta Saiz-Sánchez est docteur en Philologie française à l’Universidad Complutense de Madrid. Elle fait partie du groupe de recherche Pragmatique historique du français dans cette même université. Sa recherche porte sur l’évolution des marques d’oralité en français et en espagnol depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours.

Previous

Title: Les marqueurs d’accord et de désaccord du français et de l’espagnol: Étude diachronique XIe-XVIIIe siècle
book preview page numper 1
book preview page numper 2
book preview page numper 3
book preview page numper 4
book preview page numper 5
book preview page numper 6
book preview page numper 7
book preview page numper 8
book preview page numper 9
book preview page numper 10
book preview page numper 11
book preview page numper 12
book preview page numper 13
book preview page numper 14
book preview page numper 15
book preview page numper 16
book preview page numper 17
book preview page numper 18
book preview page numper 19
book preview page numper 20
book preview page numper 21
book preview page numper 22
book preview page numper 23
book preview page numper 24
book preview page numper 25
book preview page numper 26
book preview page numper 27
book preview page numper 28
book preview page numper 29
book preview page numper 30
book preview page numper 31
book preview page numper 32
book preview page numper 33
book preview page numper 34
book preview page numper 35
book preview page numper 36
book preview page numper 37
book preview page numper 38
book preview page numper 39
book preview page numper 40
462 pages