L’expérience de la subjectivité dans l’enseignement littéraire
Résumé
Après avoir contextualisé ces questions dans des débats d’idées, ceux de l’histoire de l’esthétique, du champ littéraire et de l’histoire de l’enseignement, l’ouvrage complète cette analyse par une étude de l’enseignement contemporain à partir d’une enquête de terrain opérée dans des classes de collège et d’ECG (Canton de Genève, Suisse). Son objectif principal consiste à réfléchir au phénomène de l’appropriation affective du texte littéraire, en se référant plus particulièrement à l’œuvre du psychologue L. S. Vygotskij.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Sommaire
- Préface
- Problème et méthode
- Éléments pour une théorie de l’assujettissement. La construction des formes de la subjectivité
- L’avènement du sujet
- La réputation littéraire
- Le sujet dans une perspective didactique
- Etude empirique des formes d’assujettissement dans l’enseignement littéraire. Les instruments de l’assujettissement et les tâches du sujet
- Explicitation de la démarche. Recueil des données
- Les conditions du travail scolaire. Les effets de la discipline sur le rapport aux textes littéraires
- Les effets des concepts littéraires
- L’attention portée au référent
- Des émotions intelligentes
- Annexes
- Références bibliographiques
- Index des noms
- Index des concepts
- Table des matières
Préface
Dans son étude, Bruno Védrines se propose de contribuer à comprendre ce qu’« enseigner la littérature » veut dire. Il est très loin des approches qui déplorent une supposée dégradation actuelle de cet enseignement, en général sans la moindre preuve et sans enquête systématique ; loin également de celles qui savent ce que cet enseignement devrait être en inventant des possibles qui contredisent ce qui s’y passe ou tentent d’appliquer des concepts abstraits. Il s’inscrit au contraire dans une lignée de recherche qui, de longue date et patiemment, reconstruit l’histoire de cet enseignement lequel est l’œuvre avant tout des enseignants qui sans cesse le remodèlent et qu’on ne peut comprendre que comme sédimentation de pratiques élaborées à travers le temps. Cette approche observe également ce qui se passe dans les classes au jour le jour, dans les interactions riches et productives entre enseignants et élèves dans leur travail sur des textes littéraires, « réputés littéraires » ajouterait prudemment l’auteur pour éviter toute naturalisation du littéraire. Toutefois, tout en s’inscrivant dans cette lignée, il innove. Méthodologiquement d’abord, par deux démarches. Premièrement, tel le chimiste, il fait entrer dans le milieu qu’il observe, à savoir l’enseignement littéraire au secondaire II, un réactif pour observer les effets de cette introduction. Son réactif est constitué de deux textes, en marge de la réputation dominante en littérature : des témoignages contrastés de la Première Guerre mondiale. L’un fonctionne selon des codes langagiers qui visent la reconnaissance de sa « littérarité » et par là même, comme le montre Védrines, s’appuyant sur des analyses approfondies, risquent de trahir leur fonction de témoigner. L’autre fait partie d’un ensemble de textes, construits selon des formes nouvelles loin des codes habituels de la littérature dominante, formes que nécessite la fonction de témoignage des horreurs inédites de cette guerre. Le choix des textes pose ainsi concrètement, par leur rapport à la littérature établie, la question de la réputation littéraire que théorise longuement l’auteur et qui marque profondément les pratiques d’enseignement et d’apprentissage des enseignants et élèves. Deuxièmement, intéressé par la distinction qu’opère l’école entre élèves, il observe l’enseignement de ces deux textes dans deux milieux contrastés : une filière préparant les élèves aux études universitaires, une autre pouvant être désignée de préprofessionnelle. Ce double montage méthodologique astucieux permet à l’auteur d’observer des séquences d’enseignement d’une immense richesse qui montrent combien l’enseignement littéraire implique et potentiellement transforme les élèves et leur rapport aux textes. Les puissantes analyses que le lecteur découvrira en deuxième partie de l’ouvrage montrent en effet les élèves dans leur intense travail d’appropriation des textes grâce au guidage et aux régulations des enseignants. Et c’est exactement ce qui intéresse avant tout Védrines : l’analyse de l’expérience de la subjectivité dans l’enseignement de la littérature.
L’appareil théorique à disposition pour une telle entreprise est essentiel afin d’éviter de tomber dans les pièges multiples que tend la notion même de subjectivité. Et ici encore l’auteur innove par un choix audacieux :
Je défendrai la thèse qu’une théorie de l’assujettissement intégrant la psychologie de Vygotskij est plus euristique que d’autres pour expliquer la subjectivité dans une configuration scolaire, situation dans laquelle sont expérimentées des possibilités et des impossibilités d’être un sujet, des possibilités et des impossibilités d’action, et ceci, éventuellement, d’une manière plus consciente et libre.
Pari impossible à première vue tant semblent éloignées la théorie de l’assujettissement plongeant ses racines dans l’approche althussérienne des appareils idéologiques d’état et celle du développement de la personnalité au cœur de l’approche vygotskienne. Et pourtant, pari réussi !
Pour le gagner, Védrines procède d’abord à une réinterprétation de la théorie de l’assujettissement. Il insiste sur le fait que le sujet est le résultat d’un assujettissement dans lequel l’idéologie joue un rôle fondateur. Mais l’individu n’est pas la cire molle d’une idéologie ; il est acteur dans cette idéologie ; la « comprendre comme une production culturelle et historique évite de la réduire inéluctablement à une aliénation ». L’individu devient sujet en agissant à l’intérieur des institutions dans lesquelles fonctionne l’idéologie, en étant assujetti et s’assujettissant à l’idéologie ainsi comprise. L’un des lieux de cette construction dans le long cours comme sujet se trouve dans les systèmes didactiques. Cette manière de concevoir signifie que, loin de pouvoir présupposer un sujet qui entrerait en quelque sorte dans le système didactique comme le font implicitement la théorie du sujet lecteur et les nombreuses approches qui naturalisent la subjectivité, la théorie de l’assujettissement lui permet de montrer combien ce sujet advient précisément dans le contexte dans lequel il est amené à agir.
Ayant ainsi posé un cadre général quasi anthropologique du rapport entre idéologie comme condition de l’avènement du sujet, il s’agit de forger des outils pour décrire plus concrètement, j’allais dire psychologiquement, cette construction. C’est la théorie de Vygotskij qui les lui fournit et qui, sous-tendant l’ensemble de l’ouvrage, concrétise le processus d’assujettissement dans l’enseignement de la littérature. La parfaite maitrise de cette théorie permet à Védrines de mobiliser une large palette de concepts qui donnent à l’ouvrage une grande cohérence. On peut distinguer quatre domaines principaux pour lesquels il se réfère à cet auteur.
La première concrétisation de la théorie de l’assujettissement par la conception vygotskienne concerne la médiation sémiotique, à savoir l’appropriation d’œuvres humaines matérialisées grâce à des systèmes de signes. Pour Vygotskij, les capacités humaines sont profondément sociales, construites par intériorisation des pratiques présentes dans les cultures humaines. Plus concrètement, ces capacités existent d’abord dans des interactions réelles entre personnes avant de passer du dehors à l’intérieur, transformant par ce passage les processus psychiques eux-mêmes, les réorganisant fondamentalement. Les interactions dans l’enseignement ouvrent de telles possibilités de transformation en mettant en présence des élèves, tout en les explicitant, des objets complexes et les modes de les connaître et manipuler – des notions physiques, des connaissances grammaticales ou, comme ici la lecture, l’explication et la compréhension de textes littéraires. Elles rendent possible leur appropriation qui permet et présuppose une transformation des modes de pensée, parler et faire des élèves. Le moyen principal de cette médiation est bien sûr le langage. Cette conception de la médiation comme intériorisation traverse tout le texte de Védrines.
Elle s’articule avec une deuxième dimension de la théorie vygotskienne. Le développement de la personne, du sujet, n’est pas un processus naturel, mais artificiel : « Une activité ne peut donc pas réveiller, animer cette personnalité qui serait là à l’état embryonnaire, chrysalide avant le papillon » écrit joliment Védrines, s’opposant ainsi, à la suite de Vygotskij, à la conception rousseauiste de l’enfant idéalisé. Le développement suit l’enseignement qui crée ce que Vygotskij appelle une « zone de développement prochain », ouvrant de nouveaux possibles. Cette zone est l’effet de l’enseignement – et de l’éducation en général – qui crée la tension entre le présent et l’avenir, entre ce que les élèves savent déjà faire et ce qu’ils devront savoir faire et vers quoi ils s’orientent, en prenant comme point de référence ce que Vygotski appelle les formes idéales vers lesquelles tend le développement. Celles-ci ne peuvent provenir que de l’environnement culturel et sa médiation par d’autres, notamment à travers l’enseignement.
Ainsi armé d’outils théoriques généraux qui concrétisent la dimension psychologique de l’assujettissement, Védrines introduit dans son raisonnement ce qui pour Vygotskij constitue l’un des moyens sémiotiques les plus puissants de transformation du fonctionnement psychique, notamment durant l’adolescence : la pensée par concepts, à savoir une forme de pensée qui inclut un objet de connaissances dans un système complexe de connexions et relations. Il est le résultat d’un long processus de construction et de développement. Plus particulièrement, Vygotskij distingue des concepts quotidiens, spontanés d’une part, systématiques, scientifiques de l’autre et qui se trouvent dans un rapport de réorganisation mutuelle : les premiers, issus des pratiques quotidiennes, constituent une manière d’organiser le monde en fonction des expériences vécues, selon une logique de la vie ; ils sont « gorgés de sens », dit-il ; les deuxièmes sont le résultat d’une construction systématique, en lien avec d’autres concepts, dans un système de jugements qui se stabilisent mutuellement. L’appropriation de concepts systématiques transforme les concepts spontanés, les rend plus conscients et volontaires, tout comme inversement les premiers enrichissent les deuxièmes par la richesse de leurs contenus. Se basant sur cette conception, Védrines montre concrètement comment cette dialectique fonctionne dans l’analyse des situations d’enseignement qui visent précisément à donner accès aux élèves à des outils conceptuels qui transforment leur rapport aux textes, les rendant plus conscients. Citons ce petit exemple : « J’ai remarqué qu’à la fin / ça se voit que ce n’est pas une histoire / ce n’est pas comme une histoire normale / ça se termine d’un coup / il est mort » explique un élève pour analyser le témoignage qui s’éloigne du canon littéraire dominant. Il utilise déjà des premières bribes de concepts, distinguant entre différentes formes d’histoires, fictionnelles et témoignage, mais ne disposant pas encore de la formulation nécessaire pour la stabilisation et utilisation systématique du concept. Védrines illustre de semblables réflexions des élèves pour les concepts de style, de narrateur, de référence, de genre, de méthodologie d’analyse.
Ce rapport dialectique entre concepts quotidiens et systématiques, « scientifiques », nous venons de l’entr’apercevoir dans le petit exemple, transforme le rapport à l’art, et plus particulièrement à des textes réputés littéraires, autre question au cœur de l’œuvre de Vygotskij. Comme il le montre dans sa Psychologie de l’art, l’art ne sert pas à reproduire chez le lecteur, auditeur, spectateur un sentiment par un rapport direct, spontané avec l’œuvre, en quelque sorte par contagion comme le pense Tolstoï par exemple. Il permet au contraire de transcender ces sentiments, de les éclairer, de les transformer par un acte de création, d’imagination que suppose cette transformation, imagination, comme le montre Vygotskij, qui implique à son tour des concepts qui la médiatisent, qui la rendent possible : c’est ce qui permet des « émotions intelligentes » (dont on trouve d’ailleurs, selon Védrines, d’analogues conceptions chez Brecht et Gramsci). L’école, par son travail en collectif – Vygotskij en est convaincu ; et Védrines le montre concrètement –, peut contribuer, par la conscientisation du rapport aux textes dans l’enseignement de la littérature par exemple, à expérimenter des émotions par la double médiation du texte d’une part, de l’enseignement et du débat en classe de l’autre. Elle met ainsi en œuvre la « technique sociale des sentiments » que constitue, selon Vygotskij, l’art.
Illustrant empiriquement le potentiel de la théorie de Vygotski et combien l’école peut contribuer à permettre à l’art de rendre les émotions intelligentes, Védrines montre les potentialités de l’enseignement littéraire. Il s’agit de fait d’un plaidoyer salutaire, bien plus utile que les lamentations habituelles à propos de sa supposée dégradation. Ce qui ne l’empêche nullement de montrer aussi avec précision les limites de cet enseignement : sa tendance autotélique et surtout sa contribution à la distinction sociale à travers des différences d’assujettissement en fonction de filières qu’il met aussi en évidence par son astucieux montage méthodologique. Mais c’est en montrant concrètement, dans le détail, les mécanismes concrets de ces dérives qu’on arrivera le mieux à les combattre : de ce point de vue aussi le livre de Bruno Védrines nous donne des outils pour progresser, pour se battre afin de maintenir un enseignement littéraire puissant et de le rendre plus démocratique.
Problème et méthode
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Ce livre s’intéresse à un type particulier d’expérience qualifiée ordinairement de subjective. À bien des égards énigmatique, cette expérience contribue cependant à la croyance qu’il est possible de penser, de se comporter, de ressentir des émotions en tant que sujet, d’être capable d’en tirer une connaissance, éventuellement de la partager. Une grande partie du propos qui suit ne l’aborde toutefois que dans le contexte précis d’un enseignement donné dans une classe. Il serait donc plus approprié de parler d’une expérience propre au sujet didactique, mais le mystère n’en demeure pas moins entier. Que peuvent en effet précisément désigner des termes comme subjectif, subjectivité, sujet, lorsqu’ils prétendent rendre compte de phénomènes observables dans un système didactique ? Comment élèves et enseignants apprennent-ils et savent-ils qu’ils font une expérience de la subjectivité et plus particulièrement dans un type d’enseignement qualifié de littéraire ? Avant de considérer si ces questions ont un sens, j’aimerais rapidement indiquer quelques principes de méthode qui m’ont guidé.
Au début du chapitre 2 de La philosophie des formes symboliques, E. Cassirer explique que si l’on prend comme point de départ non pas le monde comme donné à priori, mais la culture et, en l’occurrence, les systèmes didactiques en sont des expressions parmi les plus riches, la perspective d’analyse change radicalement dans la mesure où le concept de culture est intrinsèquement lié aux formes et aux orientations de l’activité productrice de la pensée. Pour lui, l’utilisation d’une catégorie ne se justifie donc que si elle ne se pose pas comme préalable, si elle n’est pas considérée comme un donné stable qui anticipe sur le principe caractéristique d’une forme (1923/1972, p. 127). Pour décrire et comprendre précisément celle-ci, il est nécessaire de prendre en considération les lois qui génèrent ses propres productions, en d’autres termes, ses actions spécifiques de forme formante1. Une conséquence essentielle en résulte pour les systèmes didactiques : ce n’est que par l’analyse de l’action productive et à partir de la prise en compte du processus, en s’y tenant rigoureusement, que certaines catégories s’avèrent pertinentes. Logiquement, Cassirer qualifie, au contraire, d’extrapolation dogmatique l’usage d’une catégorie qui précède l’étude, et on peut considérer comme telle, dans les recherches didactiques, toute supposition de l’existence d’un sujet avant l’analyse. C’est le cas, quand une définition substantialiste, dont la vocation est de rester valable hors du système de réalité dans laquelle elle se produit et se manifeste, prétend rendre compte d’une permanence caractérisant toutes les formes de subjectivité. La description du processus est alors occultée, ce qui revient à penser que la forme n’apporte pas le principe de cette forme-là précise, en situation, mais ne fait que mettre en œuvre quelque chose de préalablement existant. C’est une enveloppe pour un contenu. Ce caractère a priori engage des présupposés qui encombrent et compliquent la compréhension du problème de la subjectivité. Partant d’une substance supposée, le reflet en est recherché dans les pratiques d’enseignement, et on ne traite ainsi au mieux que du reflet, et non pas de la médiation centrale par la forme, c’est-à-dire en l’occurrence par le système didactique et son processus2. Ce n’est pourtant que cette médiation qui peut donner des indices fiables sur la manifestation éventuelle d’une activité psychique, qui, à certaines conditions bien précises, peut être qualifiée de subjective. L’activité contribue certes à une connaissance de l’environnement dans lequel elle se produit, mais dans le même temps elle exerce aussi sur les individus une action par la forme même qu’elle prend, c’est donc dire que contenu et façon d’expérimenter sont constitutivement unis. Le fait d’extraire la subjectivité des rapports dialectiques intrinsèques à l’activité d’enseignement et de la réalité dans laquelle elle a été produite, qui l’a produite, lui donne sa pleine puissance d’action idéologique, puisqu’elle passe alors pour une évidence, et parfois même pour une donnée de nature.
Cependant, même si les formes symboliques sont, dans une certaine mesure, autonomes, elles n’en exercent pas moins des actions réciproques les unes sur les autres. Nous verrons par exemple qu’une forme de subjectivité produite par le champ littéraire peut être défendue comme étant la subjectivité par excellence. Cette norme, dont la tendance est de devenir prédominante et de prétendre à l’universalité3, s’oppose dans une certaine mesure à celle produite par l’école. Les choses se compliquent toutefois quand, pour sélectionner les élèves en fonction des filières, la forme école4 s’appuie sur leur plus ou moins grande réussite dans leur façon de s’approprier la subjectivité définie par le champ littéraire. Cela signifie donc, sur le plan de la méthode, qu’il faut d’abord comprendre la production de la subjectivité à l’intérieur des formes avant de les comparer, car elles peuvent se conforter sur certains aspects, entrer en conflit sur d’autres et chercher à se substituer les unes aux autres. Le fait de les rapprocher et de les confronter permet précisément de faire perdre de l’évidence à leurs idéologies respectives.
L’une des grandes difficultés consiste donc à ne pas dire davantage que ce que le système didactique observé permet de dire. Le risque en effet, surtout quand la réflexion théorique a des visées applicationnistes, est d’exiger du système didactique un fonctionnement impossible, dans la mesure où on ne tient pas compte de ce qui en fait la spécificité, la fonction, la raison d’être, la logique, l’histoire, bref tout ce qui entre dans la forme particulière de ce contrat social qui lie dans une institution des élèves et des enseignants. Cela ne signifie évidemment pas que la didactique ne puisse pas travailler avec les apports variés de la culture théorique dont témoigne l’histoire des idées5, ce serait absurde – et parfaitement contradictoire avec ce que je fais dès les premiers mots de cette introduction – mais cela invite à plaider que la pertinence d’une théorie didactique s’évalue à partir du système didactique avec ses objectifs praxéologiques propres. Et c’est pourquoi je défendrai la thèse qu’une théorie de l’assujettissement intégrant la psychologie de Vygotskij est plus euristique que d’autres pour expliquer la subjectivité dans une configuration scolaire, situation dans laquelle sont expérimentées des possibilités et des impossibilités d’être un sujet, des possibilités et des impossibilités d’action, et ceci, éventuellement, d’une manière plus consciente et libre6.
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Pour compléter ces principes méthodologiques, il est important de rappeler avec Bronckart et Schneuwly (1991 p. 90)7 que le système constitué des trois pôles (« places » chez Chevallard, 1991, p. 14), enseignant-élève-savoir, constitue la condition nécessaire de la didactique. Or, prendre en considération le statut et les actions réciproques, qui peuvent s’instaurer entre ces trois pôles, permet d’aborder de manière spécifique la question de la subjectivité.
Dans la démarche qui va suivre, l’élève sera donc avant tout considéré comme celui qui, dans son rapport à un savoir, aux adultes qui enseignent, mais de manière tout aussi fondamentale aux autres élèves de la classe, apprend à faire l’expérience de la subjectivité. Le problème se pose alors d’envisager l’activité de l’élève et de l’enseignant dans une forme sociale à la fois individuelle et collective. De ce point de vue, la contribution de Vygotskij s’avère particulièrement féconde par les outils qu’elle fournit pour observer une collectivité dont le travail agit dialectiquement sur chaque participant, ce qui entraine à la fois sa transformation, celle de la collectivité, mais aussi celle du savoir et celle du travail lui-même. Dans un système didactique, espace de stabilités et de ruptures, la subjectivité dépend donc des interactions entre les participants et plus précisément de leurs transactions, car les échanges s’effectuent en fonction d’un objet de savoir, de pouvoir, un bien symbolique comme un diplôme, de la bienveillance, de la reconnaissance, une place dans la division du travail, etc.8. Les observations de leçons révèlent à quel point l’action d’enseigner relève d’une négociation permanente en équilibre précaire entre assentiment, participation, engagement, soumission, résistance, indocilité, obstruction. Si la façon d’être un sujet, et la forme que prend la subjectivité dépendent fondamentalement de cet espace collectif momentané et, au moment de l’observation, de sa régulation par les composantes de la forme école, il parait difficile de parler d’intersubjectivité, sans évoquer le rapport par la médiation du monde social, ce qui change tout. Par l’activité qui s’inscrit dans et pour la culture, l’élève devient élève et l’enseignant enseignant, mais, comme l’écrit Sève, il n’est pas suffisant de dire que la spécificité de l’activité humaine est d’être médiatisée, il faut ajouter qu’elle l’est doublement, par l’outil et par le rapport social (2014, p. 286). Quand on observe l’enseignement sous cet angle, on ne peut être que frappé par l’extraordinaire richesse et sophistication de la double médiation propre à la forme école, elle-même forme d’une culture, qui accueille l’enfant dès son plus jeune âge et l’accompagne tout au long de sa scolarité. C’est la raison pour laquelle une théorie de l’assujettissement modifie significativement la compréhension de la subjectivité qui se manifeste dans les activités spécifiques d’une discipline scolaire comme l’enseignement littéraire9.
L’enseignant, quant à lui, est envisagé comme un sujet didactique dont la tâche principale est de former d’autres sujets didactiques. Certes, il transmet des connaissances, mais il faut aussi retenir que, dans un cours, il est lui-même pris dans le processus de l’activité, transformé par elle et donc conduit à reconsidérer son positionnement en fonction du contexte didactique. Il est donc lui-même assujetti par la pratique de l’enseignement et par la situation de communication dans laquelle elle prend place, mais aussi par les actions des autres sujets didactiques.
Enfin, le contenu d’enseignement dont il sera question dans cet ouvrage, est avant tout analysé par l’intermédiaire d’un exercice courant dans l’enseignement littéraire : l’explication de texte. Cet exercice relève à la fois d’un acte public, accompli selon des règles précises d’énonciation et, en même temps, il requiert des marques de subjectivité, un investissement sensible, l’expression d’un rapport personnel au texte. Dans le cadre spécifique des observations en classe présentées et analysées dans la partie II, cet exercice familier se pratique cependant sur un corpus de textes qui, lui, est inhabituel : il s’agit de deux extraits de témoignages sur la guerre, en l’occurrence celle de 1914–1918. Voici brièvement les raisons de ce choix : m’intéressant à la question des relations de l’histoire et de la littérature, j’ai procédé au tout début de ma recherche à un inventaire des textes étudiés dans les cours de français, en sélectionnant particulièrement ceux qui évoquent les violences politiques : les guerres, les exterminations, les grands bouleversements (la Révolution, la Commune, etc.). Or, ce relevé m’a conduit au constat étonnant que ce passé est presque uniquement abordé par l’intermédiaire d’œuvres de fiction, et avant tout des œuvres romanesques. À l’inverse, le genre factuel des témoignages est absent, tous degrés et filières confondus, aussi bien dans le canton de Genève qu’en France, à l’exception notable de rares auteurs comme H. Barbusse et P. Levi par exemple. Une question didactique se posait donc, et se pose encore, que l’on peut formuler dans les termes de Chevallard (1991, p. 39) : pourquoi un tel contenu de savoir n’est-il pas désigné comme savoir à enseigner ? Pourquoi ces textes ne sont-ils pas soumis à ce travail qui les transforme en objet d’enseignement ? S’intéresser aux modalités d’une transposition didactique aussi systématique invite donc d’une manière générale à confronter les corpus de textes étudiés à ceux qui sont exclus. Tous les faits du passé ne sont effectivement pas rappelés : l’histoire non seulement opère des choix, mais elle n’est pas la seule à décréter l’existence historique, l’enseignement littéraire y contribue aussi à sa manière. Un autre motif justifie le choix des textes de témoignage : l’efficacité de leur fonction sociale est liée à leur statut générique qui dépend en effet dans une large mesure de la capacité à attester de manière à la fois éthique et esthétique de faits historiques ; cette double caractéristique exerce une action décisive sur leur écriture et leur réception. En ce qui concerne ce dernier aspect, l’analyse de leur diffusion et des réactions suscitées permet d’entrevoir les idéologies historiques et littéraires qui ont guidé cette réception, aussi bien d’ailleurs celles du passé, que celles qui se manifestent encore aujourd’hui dans la vie la plus quotidienne de classes de français.
Mon attention s’est portée par conséquent sur la construction du savoir enseigné et sur les critères qui contribuent à catégoriser un texte comme relevant du littéraire, ce qui revient à lui attribuer un type particulier de réputation. Parler de réputation présuppose qu’elle se gagne et donc qu’il soit toujours possible de la perdre, ce qui souligne son caractère à la fois instable et potentiellement conflictuel10. La qualification de littéraire est donc considérée comme une valeur, ce qui permet en particulier de prendre en compte le caractère historique et le rôle des institutions dans l’élaboration, la diffusion et le monopole de cette réputation littéraire qui, en l’occurrence, a été refusée aux textes de témoignage, et en comprendre les raisons constitue un axe important de cet ouvrage.
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Les emprunts fréquents à l’œuvre de L. S. Vygotskij s’expliquent par la nécessité d’un outillage conceptuel capable d’analyser le phénomène de l’appropriation affective du texte réputé littéraire. Dans la mesure où il soutient que les fonctions psychiques supérieures11 ont une origine sociale, sa pensée n’élude pas les problèmes complexes posés par une définition de la personnalité et de la singularité biographique, mais cherche au contraire à rendre compte de la dialectique entre l’histoire sociale et l’histoire biographique. Si les formes d’assujettissement s’inscrivent bien sûr dans une conjoncture historique avec ses déterminants sociaux, Vygotskij insiste toutefois sur l’importance de la diversité des processus de médiation proposés par les cultures pour répondre aux multiples besoins des situations de vie. C’est pourquoi les individus ne peuvent être, à moins de confondre causalité et finalisme, les supports passifs de rapports mécaniques avec les structures. Et, c’est dans le cadre d’un tel processus, qu’à son échelle, le système didactique spécifique de l’enseignement littéraire contribue à la formation de la subjectivité, à la connaissance de qui on est, de qui on aimerait être, de qui on ne peut pas être dans une quête et une stabilité sans cesse remises en question. Par ailleurs, ses recherches ont également permis à Vygotskij des avancées significatives pour la compréhension du lien entre la vie affective et l’activité de l’imagination, ce qui le conduira, en particulier, à énoncer ce principe essentiel :
Résumé des informations
- Pages
- 386
- Année de publication
- 2023
- ISBN (PDF)
- 9782875749024
- ISBN (ePUB)
- 9782875749031
- ISBN (Broché)
- 9782875749017
- DOI
- 10.3726/b21020
- Open Access
- CC-BY
- Langue
- français
- Date de parution
- 2023 (Août)
- Mots clés
- Théorie de l’assujettissement et construction des formes de subjectivité la réputation littéraire le su-jet dans une perspective didactique le rôle des disciplines scolaires dans les formes d’assujettissement le sujet lecteur étude empirique des formes d’assujettissement dans l’enseignement littéraire psychologie de l’art théorie du développement (Vygotskij) enseigner les textes de témoignage
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2023. 386 p.